Rétro-Verso : Kénitra, de Port Lyautey à la métropole aux grands chantiers

Située à l’embouchure du fleuve Sebou, Kénitra, anciennement Port-Lyautey, illustre l’Histoire captivante du Maroc colonial et post-colonial. Une rétrospective s’impose pour mieux dévoiler l’essor d’une ville en pleine effervescence.

Le 7 avril 1912, le général Hubert Lyautey, premier Résident général du Protectorat français au Royaume, a fondé Port-Lyautey. Le choix du site n’est pas anodin : la ville permet de contrôler à la fois la côte atlantique et l’accès à l’intérieur des terres via le Sebou, et c’est dans ces mots que Lyautey a exprimé sa vision : «Port-Lyautey sera la porte d’entrée du Maroc moderne, un point de jonction entre la mer et les riches plaines agricoles de l’intérieur», lit-on dans l’historiographie.
 
Dès sa création, la ville est conçue selon les principes de l’urbanisme colonial. L’architecte Henri Prost, chargé de l’aménagement urbain, a déclaré en 1922 qu’à Port-Lyautey, «la France a créé une ville moderne qui allie le confort européen à l’esthétique marocaine, tout en préservant la séparation nécessaire entre les communautés». La ville s’est, d’emblée, divisée entre quartiers européens aux larges avenues, médina traditionnelle, et zones périphériques accueillant les populations rurales attirées par le développement économique.
 
 
Port-Lyautey a connu un développement rapide, surtout si l’on sait que son port n’a pas tardé à devenir un acteur majeur de l’économie coloniale, gérant, en 1930, 15% du trafic maritime marocain. Le maréchal Lyautey a d’ailleurs souligné à la presse française en 1925 que la ville de Port-Lyautey était devenue en quelques années le poumon économique de toute la région du Gharb, d’autant plus que son port fut la vitrine de la modernisation agricole mise en œuvre au Maroc.
 
Cette importance stratégique s’est accrue avec l’inauguration d’un aérodrome militaire en 1933. Deux ans plus tard, le général d’aviation Alphonse Georges a déclaré : «Port-Lyautey est un maillon essentiel du dispositif de défense impériale».
 
Compte tenu de ses multiples atouts, la ville a attiré de nombreux colons. En 1936, elle comptait environ 15.000 habitants, dont près de 6000 Européens. Le gouverneur général Charles Noguès résumait, en 1938, que le succès de Port-Lyautey démontrait la pertinence de la politique de mise en valeur du Maroc. «Cette ville est devenue en un quart de siècle le symbole de notre œuvre civilisatrice», pourrait-on lire dans ses correspondances, rendues publiques ultérieurement.
 

Les conséquences de la seconde Guerre mondiale
 
Le 8 novembre 1942, dans le cadre de l’opération Torch, les forces américaines débarquèrent près de Port-Lyautey. Après trois jours de combats contre les troupes fidèles au régime de Vichy, la ville tomba aux mains des Alliés. Le général George S. Patton, qui dirigeait l’assaut, déclara à la presse française que : «La prise de Port-Lyautey et de son aérodrome est une étape décisive dans la stratégie française pour le contrôle de l’Afrique du Nord».
 
Cette période a, à tout point de vue, marqué un sacré tournant, car la présence américaine et l’affaiblissement du pouvoir colonial français ont suffi pour préfigurer les changements à venir. L’après-guerre a vu monter les revendications nationalistes marocaines, qui aboutiront, nolens volens, à l’indépendance en 1956.
 
L’indépendance du Royaume en 1956 a entraîné des changements profonds, et Port-Lyautey a, ipso facto, été rebaptisée Kénitra, signifiant « petit pont » en arabe.
 
Kénitra a, en effet, su capitaliser sur son passé tout en se projetant dans l’avenir. La preuve en est son port qui reste un acteur économique majeur, désormais spécialisé dans l’export automobile. Son ancienne base aérienne abrite l’École Royale de l’Air marocaine et son Université, Ibn Tofail en l’occurrence, fondée en 1989, forme des milliers d’étudiants chaque année.
 
Avec plus de 400.000 habitants aujourd’hui, Kénitra est devenue une métropole régionale dynamique. Son Histoire illustre, in fine, la complexité de l’héritage colonial au Maroc, entre rupture et continuité, appropriation et transformation. De Port-Lyautey à Kénitra, c’est tout un pan de l’Histoire nationale qui se dessine, reflétant les défis de la décolonisation et du développement post-colonial. Aujourd’hui, l’un des grands chantiers de la ville est le projet du TGV reliant Kénitra à Marrakech, un projet phare qui marque la modernisation des infrastructures et l’intégration de la ville dans un réseau de transport à grande vitesse d’envergure nationale.

 

Histoire : Les Européens, du grand exode au grand départ
L’indépendance du Maroc en 1956 marque un tournant majeur dans l’Histoire de Kénitra, anciennement connue sous le nom de Port-Lyautey. Cette ville, qui avait été façonnée par la présence coloniale française pendant plus de quatre décennies, va connaître une transformation rapide et profonde, symbolisée par le départ massif de sa population européenne.
 
Dès l’annonce de l’indépendance, une première vague de départs s’amorce. Les fonctionnaires coloniaux, les militaires et leurs familles sont les premiers à quitter la ville. Cette phase initiale se déroule dans un climat relativement serein, le gouvernement marocain cherchant à rassurer la population européenne sur son avenir dans le pays.
 
Cependant, les incertitudes liées au nouvel ordre politique et économique poussent de plus en plus d’Européens à envisager le départ.
 
Le mouvement s’accélère entre 1958 et 1960. La nationalisation de certains secteurs économiques, la « marocanisation » de l’administration et les tensions croissantes liées à la guerre d’Algérie voisine créent un climat d’insécurité parmi la communauté européenne.
 
Les petits commerçants, les artisans et les employés du secteur privé constituent la deuxième grande vague de départs. Une commerçante espagnole raconte : « Mon épicerie, qui était dans ma famille depuis deux générations, n’avait plus d’avenir. Nos clients partaient les uns après les autres, et les nouveaux arrivants marocains préféraient les commerces tenus par leurs compatriotes ».
 
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Si Kénitra comptait près de 6000 Européens en 1956, ce nombre chute à moins de 2000 en 1960.
 
Le départ des Européens transforme profondément le visage de Kénitra. Les quartiers résidentiels, autrefois réservés aux colons, se vident progressivement. Les villas et appartements sont rachetés ou réquisitionnés par l’État marocain, puis redistribués aux fonctionnaires ou à la nouvelle élite locale.
 
Ce départ massif s’accompagne d’une arrivée tout aussi importante de populations marocaines, venues des campagnes environnantes ou d’autres villes du pays.
 
Le départ des Européens de Kénitra laisse un héritage ambivalent. D’un côté, il permet une réappropriation de l’espace urbain par la population marocaine et marque une rupture symbolique avec l’ère coloniale. De l’autre, il entraîne une perte de savoir-faire dans certains secteurs économiques et une rupture dans la continuité administrative de la ville.
 
Aujourd’hui, plus de soixante ans après ces événements, Kénitra porte encore les traces de cette transition. L’architecture coloniale côtoie les constructions modernes, témoignant de cette Histoire complexe. Le départ des Européens demeure un chapitre important dans la mémoire collective de la ville, illustrant les défis et les bouleversements qui ont accompagné la naissance du Maroc indépendant.
 

Antiquité : D’un bastion almohade à une métropole moderne
Kénitra est une ville au passé fascinant, marqué par une succession d’influences culturelles et historiques. À l’origine, le site de Kénitra était connu sous le nom de Thamusida, une fondation phénicienne datant de l’Antiquité. Son emplacement stratégique, entre l’embouchure du fleuve Sebou et l’océan Atlantique, en fit un point de transit privilégié, d’abord pour les Phéniciens, puis pour les Romains, les Vandales et les Byzantins.
 
Au Moyen Âge, sous le règne des Almohades, la ville connut un essor relatif, et fut rebaptisée Al-Maâmoura. Elle servait alors de point de passage pour les caravanes commerçant entre l’Orient et l’Afrique du Nord. Ce n’est cependant qu’au XVIIème siècle, sous le Sultan Moulay Ismaïl, que la région connut une véritable dynamique de développement. Le Sultan y fit construire la Kasbah de Mahdia, un fort stratégique situé sur la rive droite du Sebou. Ce fort jouait un rôle clé dans la défense du Royaume contre les incursions étrangères, en particulier les pirates européens.
 
Cependant, c’est au début du XXème siècle que Kénitra, alors appelée Port-Lyautey, se transforma en une ville moderne. Sous le protectorat français, la ville fut aménagée selon les normes coloniales, avec une infrastructure occidentalisée, des ports et des voies ferrées. C’était un centre administratif, économique et militaire important. Port-Lyautey, ainsi nommé en l’honneur du Général français, est devenue un centre névralgique du commerce maritime et une base militaire stratégique.
 
Avec le retour de la souveraineté marocaine, la ville, encore marquée par son passé colonial, entama une transition majeure. Le départ massif des Européens, notamment entre 1956 et 1962, marqua une rupture symbolique avec l’ère coloniale. De nombreux habitants européens, principalement les militaires et les fonctionnaires, laissèrent la ville pour se réinstaller en Europe, tandis que les Marocains venant de diverses régions du pays prenaient la place dans une ville en pleine recomposition.
 

Nationalisme : La fin d’une ère, l’aube d’une nation
Dans un article paru dans « Le Monde » le 10 août 1954, il est rapporté que « neuf Européens ont trouvé la mort à Port-Lyautey ». Cet événement fut un écho des tensions croissantes qui secouaient la ville, à un moment où les aspirations nationalistes marocaines prenaient de plus en plus d’ampleur. Selon l’auteur de l’article, « les autorités marocaines, soutenues par les forces nationalistes locales, avaient repris les rues de Port-Lyautey, symbolisant la résistance farouche face à la domination coloniale ». Les échauffourées, ce jour-là, marquaient la détermination du peuple marocain à se libérer du joug colonial.
 
À l’approche de l’indépendance du Maroc en 1956, l’exode des Européens s’accélérait. « Le Monde » de l’époque notait que ce départ massif fut amplifié par l’insécurité grandissante liée aux événements politiques : « Sous la pression des nationalistes marocains, les Européens, notamment les fonctionnaires et les militaires, fuyaient la ville, incapables de soutenir la résistance d’un peuple déterminé à retrouver sa liberté ». Cette fuite précipitée de la population européenne se poursuivit jusqu’en 1962, marquant la fin de l’ère coloniale.
 
Ce départ, bien qu’associé à la déstabilisation de certains secteurs économiques et administratifs, fut aussi le symbole de la victoire des nationalistes marocains. Comme l’affirme un autre article de « Le Monde » de 1958, « Kénitra est désormais entre les mains des Marocains, après avoir été un bastion du colonialisme ». Cette « marocanisation » de la ville, si elle a été une période de transition difficile, incarne avant tout le triomphe de la résistance et de la volonté d’indépendance du peuple marocain.
 

Actualité : L’impact du TGV Kénitra-Marrakech sur la transformation de la ville

Kénitra, une ville marquée par une Histoire riche et un développement constant, est aujourd’hui au cœur de l’une des plus grandes transformations du Maroc, à savoir le projet du TGV reliant la ville à la Cité ocre du Royaume. Ce projet d’envergure, lancé dans le cadre d’une vision stratégique visant à moderniser les infrastructures nationales, symbolise un véritable bond vers l’avenir. La mise en service de cette ligne à grande vitesse fait partie d’une ambitieuse politique de transport visant à réduire les distances entre les principales villes du pays et à dynamiser l’économie régionale.

Le TGV Kénitra-Marrakech est, en d’autres termes, un chantier majeur qui ne se contente pas de transformer la mobilité, mais qui impacte directement le développement économique, social et même urbain de la ville. D’un côté, ce projet permet d’accélérer les échanges commerciaux et touristiques, rendant Kénitra plus accessible et attractive pour les investisseurs et les voyageurs, et de l’autre, il induit une série de projets immobiliers et d’infrastructures annexes, contribuant à l’expansion de la ville.

 

L’impact sur la région Rabat-Salé-Kénitra est déjà palpable : la ville devient un carrefour important du réseau national, facilitant la connexion avec d’autres métropoles et renforçant son rôle comme pôle économique de la région. Plus qu’un simple projet de transport, le TGV Kénitra-Marrakech est un véritable moteur de modernisation et de développement, marquant un tournant dans l’Histoire de la ville.

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