Rétro-verso : Le Ramadan sous le Protectorat, entre pouvoir et respect de la piété

Qui l’eût cru ? Sous le Protectorat français, le Ramadan au Maroc alliait respect des traditions et contrôle colonial, révélant un pouvoir subtil et ambigu. Mais encore ?

Le Ramadan a toujours occupé une place centrale dans la société marocaine et sous le Protectorat français (1912-1956), il constituait un moment de forte mobilisation socio-religieuse. La gestion de ce mois par l’administration coloniale et les autorités locales marocaines révélait les subtilités du pouvoir en place, où respect des traditions et contrôle politique s’entremêlaient. 

Un des aspects les plus marquants du Protectorat concernant le Ramadan est l’introduction de l’article 222 du Code pénal marocain par le Résident général. Cet article punit ceux qui mangent en public pendant le jeûne, une initiative mise en place par l’administration coloniale. Cette disposition juridique fut adoptée officiellement non pas par une autorité religieuse marocaine, mais par le protectorat lui-même, soucieux d’éviter les tensions et de maintenir l’ordre public en respectant les sensibilités locales.

Pour sa part, la presse coloniale, bien que reflet de la puissance étrangère, adoptait une approche relativement respectueuse des pratiques religieuses des Nationaux. Contrairement à certaines perceptions modernes d’un colonialisme assimilateur, plusieurs journaux français de l’époque mettaient en avant la tolérance et le respect du Ramadan par l’administration coloniale, considérant même la gestion de ce mois sacré comme un gage de bonne gouvernance.

À en croire une revue de presse française datant de cette période, les caïds et les pachas, figures d’autorité locales sous le Makhzen, jouaient un rôle crucial dans l’organisation du Ramadan. Leur mission consistait à s’assurer du bon déroulement du jeûne, à superviser l’approvisionnement des marchés et à maintenir l’ordre dans les villes et les campagnes. En collaboration avec l’administration coloniale, ils devaient également veiller à l’éclairage des rues après la rupture du jeûne, faciliter les rassemblements religieux et organiser les festivités liées à Laylat al-Qadr.

Les pachas des grandes villes comme Marrakech, Fès, Meknès et Casablanca, disposaient d’une marge de manœuvre relativement large dans la gestion locale du Ramadan, car ils coordonnaient les décisions avec les autorités tout en s’appuyant sur les cheikhs et les notables pour faire respecter les horaires de fermeture des commerces et les restrictions sur la consommation publique durant la journée.

Le mois sacré nécessitait, donc, une gouvernance spécifique et une coopération se manifestant dans plusieurs domaines. En matière de gestion des denrées alimentaires, des mesures étaient prises pour éviter les pénuries et garantir un approvisionnement constant en produits de première nécessité, tels que le sucre, l’huile et la farine. Concernant le contrôle de l’ordre public, des patrouilles étaient organisées pour éviter les troubles nocturnes après la rupture du jeûne entre Nationaux et étrangers. Enfin, en soutien aux pratiques religieuses, l’administration coloniale accordait des autorisations spéciales pour prolonger les horaires d’ouverture des mosquées et faciliter l’organisation des prières de Tarawih.

«Cette collaboration permettait aux autorités françaises de renforcer leur contrôle tout en donnant l’illusion d’un respect des traditions locales. Toutefois, cette relation restait souvent ambiguë, oscillant entre une volonté de pacification et une tentative de neutralisation des autorités traditionnelles marocaines», pourrait-on lire dans un ancien article de notre confrère Al Alam qui précise que «l’influence des caïds et des pachas sous le protectorat dépendait de leur degré de soumission à l’administration coloniale. Certains voyaient leur pouvoir renforcé grâce au soutien des autorités françaises, qui leur déléguaient une partie de la gestion locale en échange de leur loyauté. D’autres, en revanche, se trouvaient marginalisés lorsqu’ils manifestaient une certaine indépendance ou une sympathie envers les nationalistes».

Aussi, apprend-on via un quotidien français de l’époque que dans certaines régions, notamment en milieu rural, les caïds utilisaient leur autorité pour faire respecter les traditions du Ramadan, ce qui leur permettait de renforcer leur légitimité auprès de la population. Dans les grandes villes, où la présence française était plus marquée, leur rôle était souvent réduit à celui d’exécutants des décisions coloniales.

Aujourd’hui encore, l’héritage de cette période est perceptible dans la gestion du Ramadan au Maroc, où l’autorité publique continue de jouer un rôle central dans la régulation de ce mois sacré, tout en s’appuyant sur un cadre juridique issu du Protectorat.

 

​Rétrospective : Les valeurs ancestrales entre partage et héritage
Le Ramadan, mois sacré de spiritualité et de partage, a toujours été ponctué au Maroc de traditions profondément enracinées dans l’Histoire et la mémoire. Bien avant le Protectorat français, ce mois de jeûne était marqué par des pratiques, dont une partie est encore vivace aujourd’hui, témoignant de la richesse culturelle et religieuse du Royaume.

À chaque coucher du soleil, un événement attendait les fidèles avec impatience, à savoir le tir du canon annonçant la rupture du jeûne. Cette coutume, héritée des dynasties saadienne et alaouite, résonnait à travers les médinas et les villages, unissant la population dans un même élan de soulagement et de gratitude. Cette annonce sonore, bien avant l’ère des horloges accessibles à tous, était un repère essentiel pour signaler l’heure du tant attendu ftour.

Pour leur part, les nuits du Ramadan avaient une atmosphère toute particulière, rythmées par la présence des âyyates, ces hommes qui parcouraient les ruelles sombres des quartiers pour réveiller les habitants à l’approche du s’hour, dernier repas avant l’aube. Ils arpentaient les rues en frappant doucement aux portes et en psalmodiant des versets coraniques faisant allusion au jeûne du mois sacré, assurant que personne n’a manqué cette précieuse occasion de se nourrir avant une nouvelle journée de carême.

Les grandes zawiyas, centres de savoir et de spiritualité, jouaient un rôle central dans l’animation religieuse du mois et les moussems religieux attiraient de nombreux fidèles venus assister aux récitations collectives du Coran et aux invocations. Ces rassemblements renforçaient le lien communautaire et donnaient une dimension profondément spirituelle aux nuits ramadanesques.

Dans le même esprit, les confréries soufies organisaient des « nuits de Dhikr », séances de chants religieux et de prières ferventes. À la lueur des bougies et dans une ambiance empreinte de dévotion, les participants invoquaient le nom de Dieu, cherchant à atteindre une extase spirituelle propre aux pratiques mystiques.

Mais le Ramadan ne se résumait pas uniquement à la dévotion et à l’abstinence, il était aussi un moment initiatique pour les plus jeunes. Le présage ou le « fal du Ramadan », une cérémonie célébrant les enfants jeûnant pour la première fois, marquait une étape importante dans leur apprentissage spirituel. Pour l’occasion, ils étaient habillés de vêtements neufs et recevaient un ftour spécial, agrémenté de douceurs et de mets raffinés, récompensant leur engagement et leur persévérance.

Ainsi, bien avant les transformations apportées par la modernité, le Ramadan marocain s’inscrivait dans un mode de vie où la foi et la communauté occupaient une place centrale. Ces traditions, certaines encore pratiquées aujourd’hui, rappellent que ce mois sacré est avant tout un temps de communion, de transmission et d’attachement aux valeurs ancestrales.
 

​Histoire : Le mois sacré sous Moulay Ismaïl
Sous la dynastie ismaélienne, Meknès, érigée en capitale impériale par Moulay Ismaïl (1672-1727), vivait le Ramadan avec une splendeur à la hauteur de son prestige. Ce mois sacré y prenait une dimension spirituelle et sociale unique, reflétant à la fois la piété du Sultan et l’engagement des élites locales dans les œuvres de bienfaisance.  

Les notables jouaient un rôle essentiel dans l’organisation de vastes repas collectifs destinés aux plus démunis. Chaque soir, après le tir du canon annonçant la rupture du jeûne, les cours des palais et des grandes demeures s’animaient, accueillant les nécessiteux pour un ftour généreux. Ces banquets, où l’on servait des plats raffinés tels que la harira, les dattes et le pain maison, symbolisaient le devoir de solidarité ancré dans la culture de la ville.  

Les zawiyas, quant à elles, insufflaient une ferveur religieuse aux nuits ramadanesques. Les confréries soufies, très influentes à Meknès, organisaient des séances de psalmodie coranique et de dhikr, attirant fidèles et érudits. La zawiya de Sidi Mohammed Ben Aïssa, fondateur de la confrérie des Aïssawa, était particulièrement animée, rassemblant disciples et visiteurs venus de tout le pays pour des prières et des chants mystiques célébrant la grandeur divine.  

Dans ce cadre impérial, Moulay Ismaïl lui-même participait à ces traditions, veillant à ce que le Ramadan soit marqué par un profond respect des préceptes religieux et une organisation méticuleuse des festivités. La ville, illuminée par des lanternes et rythmée par les tambours des veilleurs nocturnes, baignait dans une atmosphère où spiritualité et faste se mêlaient harmonieusement.  

Ainsi, sous l’ère ismaélienne, Meknès était devenue le théâtre d’un mois de jeûne empreint de ferveur, d’hospitalité et de magnificence, à l’image du Souverain qui la façonna.

 

Nostalgie : Le quatrième pilier aux quatre coins du Royaume
Avant le protectorat français (1912), le Ramadan au Maroc était une période profondément marquée par la ferveur religieuse, la solidarité sociale et des traditions ancestrales qui rythmaient la vie des grandes villes comme Fès, Marrakech, Rabat, Salé et Meknès.  

Fès, centre intellectuel et religieux du Maroc, vivait le Ramadan avec une solennité particulière. La Mosquée Al-Qaraouiyine jouait un rôle central dans l’organisation des prières et des enseignements religieux. La rupture du jeûne y était souvent marquée par des tirs de canon depuis la colline de Borj Nord, signalant aux habitants que le soleil s’était couché.  

À Marrakech, la place Jemaa el-Fna s’animait dès le coucher du soleil, avec des vendeurs proposant les mets traditionnels du ftour (rupture du jeûne). Les habitants se rassemblaient pour déguster des dattes, du lait et des soupes comme la harira. Les souks, qui restaient ouverts plus tard que d’habitude, étaient illuminés par des lanternes et des bougies, ajoutant une atmosphère mystique aux nuits ramadanesques.

À Rabat et Salé, villes historiquement liées aux corsaires et au commerce maritime, le mois sacré était marqué par une forte dimension communautaire. Salé, réputée pour sa rigueur religieuse, voyait ses mosquées bondées dès la prière d’Al-Asr. Le tir du canon depuis les remparts ou la Kasbah des Oudayas annonçait l’heure du ftour.  

Les villes marocaines étaient, donc, empreintes d’une douce atmosphère ramadanesque, où le temps semblait suspendu entre recueillement, méditation, foi et convivialité. Les ruelles s’illuminaient de lanternes vacillantes, les effluves de cannelle et de fleur d’oranger s’échappaient des maisons, et les rires des enfants résonnaient sous les arcades des médinas. 
 

Us et traditions : Salé la vaillante, autrefois…
Lors d’une conférence dédiée à l’Histoire de la ville de Salé, l’intellectuel, journaliste et écrivain Seddik Maâninou a partagé son regard passionné sur le patrimoine de cette ville, particulièrement pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, une période marquée par une vie sociale et commerciale vibrante, notamment durant le mois de Ramadan. Salé, alors l’un des centres urbains les plus importants du Royaume, voyait ses rues animées par un mélange unique de sons et d’odeurs, caractéristiques d’une époque où la ville était un carrefour de traditions, de spiritualité et de commerce.

Maâninou évoque l’agitation quotidienne des quartiers commerçants, particulièrement lors des heures de grande affluence. Les marchés, en particulier ceux dédiés aux herbes médicinales, aux viandes fraîches et aux légumes, étaient les lieux où se croisaient les habitants de tous horizons. Les herboristes, par exemple, occupaient des étals animés où l’odeur des plantes médicinales se mêlait à celle des épices, créant une atmosphère typique de ces marchés où seuls des hommes accompagnés de leurs fils aînés pouvaient s’occuper des emplettes familiales. Ces derniers portaient les paniers à la maison pendant que les mères, femmes au foyer ou intellectuelles, s’occupaient de la préparation des repas. Entre Al Asr et la rupture du jeûne, pères et fils prenaient d’assaut les mosquées pour la lecture et la psalmodie du Coran.

Maâninou souligne également cette dualité entre l’effervescence des quartiers commerçants, où la vie était marquée par le commerce et les interactions sociales et le calme des quartiers dortoirs, où les habitants se consacraient principalement à la prière et au repos.

« Les quartiers de Salé, alors marqués par une diversité sociale et culturelle, étaient un véritable miroir de la complexité de la ville », conclut Seddik Maâninou.

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