Alors que l’idée d’une connexion physique entre l’Europe et l’Afrique semblait reléguée aux tiroirs de l’utopie géopolitique, l’Espagne insuffle un nouvel élan à un projet d’envergure stratégique : un tunnel sous-marin entre Algésiras ou Tarifa et la région de Tanger.
Le financement de l’étude, fixé à 1,6 million d’euros (contre 2,4 millions initialement prévus), s’inscrit dans le cadre du plan de relance post-Covid financé par l’Union Européenne à travers le programme Next Generation EU. La réduction du budget résulte d’un recentrage de la mission, notamment la suppression de la phase exploratoire initialement prévue pour creuser une galerie test.
Le cœur de cette étude repose sur une analyse multidimensionnelle : conditions géologiques, capacité de trafic passagers et marchandises, scénarios de rentabilité économique et faisabilité technique. Un enjeu de taille dans une zone à forte activité sismique et à bathymétrie complexe. La configuration retenue, si elle est validée, consistera en une liaison de 38,5 kilomètres, dont 27,7 km sous-marin, réalisée via deux tunnels ferroviaires. Le point d’entrée côté espagnol fait encore débat : Algésiras, hub logistique doté d’une infrastructure ferroviaire stratégique, ou Tarifa, la ville la plus méridionale d’Europe.
Du côté marocain, c’est la région de Tanger qui serait connectée, renforçant sa position déjà dominante dans le système portuaire du continent grâce à Tanger Med, devenu l’un des plus grands ports d’Afrique. La faisabilité géologique est scrutée à la loupe, notamment au niveau du segment critique de l’Umbral de Camarinal. L’entreprise allemande Herrenknecht, référence mondiale en matière de tunneliers, est mobilisée sur ce point sensible pour proposer des solutions techniques avancées.
Ce projet, dont les premières études remontent aux années 1980, bénéficie aujourd’hui d’un contexte politique nettement plus favorable. Le réchauffement des relations bilatérales entre Madrid et Rabat depuis la visite de Pedro Sánchez à Rabat en avril 2022 et la Réunion de Haut Niveau en 2023 ont remis sur la table cette ambition longtemps suspendue. L’ancienne ministre des Transports Raquel Sánchez n’avait pas hésité à le qualifier de « stratégique » pour les deux pays, soulignant le potentiel structurant du détroit dans la construction d’un corridor euro-méditerranéen intégré.
L’Espagne, à travers ce projet, vise non seulement à améliorer sa connectivité avec l’Afrique du Nord, mais aussi à asseoir son rôle de pont logistique et politique entre les deux continents. Pour le Maroc, cette liaison représenterait une opportunité de renforcer sa centralité géoéconomique sur l’échiquier euro-africain, dans une logique de co-développement.
Le volet technique n’est pas en reste. Le ministère espagnol a récemment lancé un appel d’offres pour l’acquisition de sismomètres sous-marins afin d’analyser davantage la structure du sous-sol marin. Ce marché, d’un montant supérieur à 480.000 euros, a été confié à Tekpam Ingeniería, spécialisée en sismologie. Ces investigations viennent compléter les données accumulées depuis la décennie précédente, afin de disposer d’un diagnostic précis des contraintes tectoniques du détroit.
Mais au-delà des ambitions diplomatiques et économiques, le projet se heurte à des défis financiers de taille. Le coût de construction, évalué à plusieurs dizaines de milliards d’euros, impose la mobilisation de fonds massifs. Des partenariats public-privé ainsi qu’une implication forte de l’Union Européenne seront indispensables pour transformer cette vision en réalité.
À l’échelle technique, ce tunnel, s’il voit le jour, nécessitera un exploit d’ingénierie. L’environnement marin du détroit de Gibraltar est l’un des plus complexes au monde : fonds irréguliers, courants puissants, activité tectonique soutenue. La coordination des deux rives, au niveau des normes, des délais et des responsabilités contractuelles, constituera également une gageure.
Reste aussi la question de la rentabilité. Selon les premières analyses, une telle infrastructure pourrait absorber une partie significative du trafic maritime et aérien transméditerranéen, tout en favorisant le développement durable du fret ferroviaire. Mais elle ne sera économiquement viable qu’en cas de synergie logistique entre les ports et les corridors continentaux africains et européens.
D’un point de vue stratégique, ce tunnel pourrait également répondre à des impératifs de sécurité et de résilience logistique, dans un monde marqué par les ruptures de chaînes d’approvisionnement. Il renforcerait la connectivité entre deux marchés de plus en plus interdépendants, à l’heure où l’Afrique est appelée à jouer un rôle croissant dans la réorganisation des flux commerciaux mondiaux.