Burkina Faso – Niger : À la recherche des camionneurs perdus [INTÉGRAL]

Alors que le Maroc commence à jeter les premiers jalons de son Initiative Atlantique pour le Sahel, le sort méconnu de quatre citoyens camionneurs qui opèrent dans cette région plonge leurs familles dans l’enfer du doute et leurs confrères transporteurs dans celui de la méfiance et du découragement.

Qui se souvient encore de Abderrahim Boualem et d’Abdelkrim Mouhafidi ? Enlevés en octobre 2005 par l’organisation terroriste d’Abou Mousaab Al Zarkaoui, ces deux citoyens marocains employés de l’ambassade du Royaume à Bagdad avaient suscité une vague de solidarité nationale sans commune mesure. Leurs portraits affichés plusieurs semaines durant par les stations nationales de télévision, ainsi que le décompte quotidien du nombre de jours de leur enlévement, y avaient largement contribué. Malgré tout et en dépit de cette large mobilisation, ces deux hommes, âgés respectivement de 55 ans et 49 ans, n’échapperont pas à la sauvagerie terroriste.   
 
Quand l’Histoire bégaie 
20 ans plus tard, l’Histoire semble se répéter mais à plusieurs différences près. Le 18 janvier 2025, alors qu’ils traversaient la frontière entre Dori au Burkina Faso et Téra au Niger, quatre citoyens marocains, dont trois chauffeurs de camions de transport de marchandises et leur assistant, disparaîtront subitement des radars. Faisant partie d’un convoi de dix camions, Abdelaziz Essakri, Yassid Ben Akka, Rachid Bennadi et son collaborateur Mohamed, ne donneront plus signe de vie jusqu’à ce que leurs camions soient découverts vides et abandonnés par l’armée du Niger, deux semaines après leur disparition. Selon les informations recueillies auprès des membres de leurs familles, les disparus étaient chargés de livrer des équipements électriques destinés à la Société nigérienne d’électricité (NIGELEC). Jusqu’à l’écriture de ces lignes et au bout de presque de deux mois de disparition, aucune revendication, aucune information, ni indiscrétion ne permet de déterminer les circonstances de cet évènement qui présente toutes les apparences d’un enlèvement. 

Survenue dans la région dite des «trois frontières», une zone infestée par les organisations terroristes comme Daesh, dont une cellule vient d’être démantelée au Maroc à la veille de son passage à l’acte, ou encore le MUJAO, Al Qaïda au Sahel et même Boko Haram, cette disparition, si elle n’est pas le fait de simples brigands et autres bandits de grands chemins, ne peut être motivée que par des considérations politico-financières. “C’est devenu un véritable souci pour les transporteurs qui naviguent à vue sans garantie de protection”, regrette Mustapha El Kihel, Secrétaire général de la Fédération nationale des professionnels du transport. “L’insécurité touche l’ensemble du Sahel, le péril commence dès la frontière mauritano-malienne », rappelle, pour sa part, Mustapha Chaoune, président de l’Union africaine des organisations de transport et logistique (UAOTL). 

Le procédé est courant : des sous-groupes armés, avec ou sans appartenance effective à des organisations terroristes, ratissent la région à la recherche de proies à détrousser puis à revendre aux groupes terroristes qui se chargent de rançonner leurs gouvernements. Dans cette funeste bourse aux otages, les Occidentaux sont évidemment les plus cotés et donc les plus convoités. Mais les Marocains ne sont pas en reste puisqu’ils sont de plus en plus ciblés. On se souvient à ce propos d’Abderrahmane Serhani et Driss Fatihi, deux concitoyens dont le trip à vélo avait été brutalement interrompu le 1er avril 2023 après leur kidnapping par un groupe armé, avant qu’ils ne soient libérés le 14 mai de la même année suite à une opération menée en collaboration entre les services de sécurité algériens et ceux du renseignement marocain.  

Mais à la différence des Marocains kidnappés en Irak, les camionneurs disparus, comme d’ailleurs les cyclistes avant eux, ne susciteront aucune mobilisation ou campagne de solidarité de la part de leurs concitoyens, et encore moins de communication et de clarifications rassurantes de la part des autorités. «C’est désormais la norme dans les affaires de kidnapping à visées terroristes. Même les Européens et notamment les Français qui menaient de larges campagnes de solidarité avec affichage de portraits géants des otages dans les murs des mairies, et décompte quotidien des jours de disparition sur les journaux télévisés, ont compris que de telles actions ne faisaient que compliquer la situation, tout en accentuant la surenchère sur le prix des rançons», nous explique une source sécuritaire sous le sceau de l’anonymat. 

«En plus de la discrétion de mise dans les affaires de cette nature, les autorités marocaines, à moins si elles sont explicitement invitées à le faire, n’interviennent pas directement dans les investigations et s’abstiennent d’empiéter sur la souveraineté sécuritaire de pays amis et alliés. Dans ce genre de situations, l’enjeu est de recueillir le maximum de renseignements possible auprès des autorités sur place tout en offrant l’aide technique en cas de besoin», nous confie notre interlocuteur, rappelant que la coordination se fait essentiellement par les canaux diplomatiques. La protection relève des pays de destination ou de transit, puisque c’est une question de souveraineté. “Le Maroc ne peut rien faire contre l’insécurité en Afrique subsaharienne, sauf le suivi par les services diplomatiques et consulaires, qui sont toujours joignables 24 heures sur 24”, abonde dans le même sens Mustapha Chaoune. 
 

L’enfer du doute
Professionnels expérimentés et émérites, les disparus étaient pourtant des fins connaisseurs des réalités périlleuses de la région où ils ont été enlevés. «Ils voyageaient toujours ensemble, ils se connaissaient très bien entre eux et sillonnaient souvent et pendant de longues semaines l’Afrique de l’Ouest dont ils connaissaient parfaitement les dédales», nous dit Abdelkhalek Bennadi, frère de Rachid Bennadi, qui exprime sa détresse et celle de sa famille consumée par le doute et l’incertitude, face au silence total des autorités. Un silence qui laisse libre cours à la propagation des rumeurs, même les plus folles, comme celle relayée par plusieurs médias concernant la libération des captifs depuis le 20 janvier, soit deux jours après leur disparition. «Comme si la détresse de l’attente et de l’incertitude ne suffisait pas, ces rumeurs et ces fausses annonces, qui ont suscité de faux espoirs parmi nos familles, nous ont plongés ensuite dans un sentiment de profonde désillusion», dénonce Abdelkhalek Bennadi. 

Originaire de Safi, son frère Rachid est père de quatre enfants. La cinquantaine bien entamée, il travaillait à son propre compte sur son propre camion qui était son seul gagne-pain.  Le 17 janvier, soit la veille de sa disparition, Rachid avait appelé sa mère pour la rassurer. Pour sa part, Abdelaziz Essakri, 45 ans, est marié et père de cinq enfants. «Ils savaient que le métier de leur père est dangereux puisqu’il avait déjà échappé par le passé à des situations périlleuses similaires. Cela ne l’a jamais dissuadé de continuer son travail, aussi risqué soit-il. Aujourd’hui, sa femme et ses enfants sont dans un état lamentable, y compris son aîné Mohamed qui poursuit les démarches de recherche d’informations», nous confie un proche de la famille sous couvert d’anonymat. 

Yassid Ben Akka est le troisième sur la liste des disparus. Son père, Abderrazzak, et sa mère, qui habitent à Khémisset, peinent à endurer le choc. Ils ont appris sa disparition par son frère, plusieurs jours après l’incident. Son dernier contact avec sa famille remonte aux obsèques d’un de leurs proches. Depuis lors, rien !

Unies dans la détresse, les familles des disparus font front commun et se parlent régulièrement dans l’espoir de trouver une réponse salvatrice. Après plusieurs déplacements au siège du ministère des Affaires étrangères, déplacements qui sont restés sans résultat, les familles des disparus ont décidé d’interpeller l’opinion publique à travers la publication d’un appel le 28 février où tout en appelant à plus d’engagement de la part des autorités marocaines dans le règlement de la disparition de leurs proches, elles crient leur détresse et leur confusion face au manque d’informations sur leur sort.  En gros, les familles des disparus réclament que les autorités mettent à leur disposition un canal de communication direct pour leur épargner le voyage éprouvant à Rabat. Selon nos informations, les responsables se sont engagés à tenir les familles au courant au cas où ils obtiendraient des informations. A présent, ce dossier est géré par une cellule de crise au ministère des Affaires étrangères chargée de coordonner avec les autorités burkinabaises et nigériennes à travers les canaux diplomatiques. Nous avons tenté de joindre les ambassades du Maroc à Ouagadougou et à Niamey pour nous enquérir des investigations en cours, le silence reste de mise. Des diplomates que nous avons tenté de joindre ont préféré ne pas parler, tandis que nos e-mails adressés aux autorités nigériennes et burkinabaises sont restés lettre morte. 

En attendant et tout comme leurs homologues portés disparus, des dizaines voire des centaines d’autres routiers marocains continuent à silonner les mêmes routes, les mêmes trajets, et les mêmes zones dangereuses du Sahel et d’Afrique de l’Ouest. Peu ou pas du tout formés aux normes et réflexes de sécurité, ils sont souvent non accompagnés et manquent tragiquement d’informations actualisées sur la dangerosité ou non des itinéraires à emprunter. En plus des groupes armés, ils doivent faire face aux risques sanitaires inhérents aux maladies infectieuses tropicales qui «emportent chaque année entre cinq à six professionnels», comme nous le confie Mustapha Chaoune. Têtes de pont de l’Initiative Atlantique pour le Sahel, ces honnêtes travailleurs aussi courageux que téméraires méritent pourtant plus d’égards et de protection, afin de leur éviter le sort triste et funeste de chair à canon.    
 

Anass MACHLOUKH

Trois questions à Mustapha Chaoune : “Nos camionneurs circulaient en Afrique sans assurance !”
A quel point le problème de l’insécurité en Afrique pénalise-t-il les transporteurs marocains ? 

Mettons les choses dans leur contexte. Chaque semaine, 100 camions franchissent le passage d’El Guerguerat vers la Mauritanie et les pays d’Afrique subsaharienne. Je peux vous dire que le chemin est jonché d’épines dès qu’on traverse la frontière, à commencer par des complications administratives au niveau des douanes, sans parler de l’insécurité qui règne, exception faite de la Mauritanie où la situation est plus confortable, surtout après l’instauration des visas électroniques qui a facilité énormément les choses. Les vrais périls commencent dès la frontière malienne. La situation est pire au Burkina Faso et au Niger où l’insécurité est à son paroxysme.Généralement, les transporteurs marocains se sont adaptés aux défis de cette région qu’ils fréquentent depuis longtemps. Près de 80% des camionneurs empruntent les corridors de l’Afrique de l’Ouest depuis des années. Donc, ils connaissent assez bien la géographie de la région et les routes. Mais les trajets sont d’autant plus éprouvants qu’il n’y a pas d’aires de repos ni d’espaces sécurisés pour se reposer. 
 

En plus de l’insécurité, quels sont les problèmes que les camionneurs vivent au quotidien pendant leurs trajets ? 

D’abord, il y a un problème d’assurance. Il n’existe pas de système d’assurance harmonisé comme celui de la carte verte. Autrement dit, nos camionneurs circulaient en Afrique sans assurance jusqu’à ce que l’UAOTL signe, fin octobre dernier, deux accords avec deux compagnies d’assurance sur la couverture des risques pour nos camionneurs en Afrique. Il n’y avait pas d’accord avant. Ces accords portent sur l’assistance en cas de sinistre et l’assurance contre les maladies, sachant que près de cinq à six camionneurs meurent chaque année de maladies, souvent par manque de vaccination contre les virus les plus transmissibles en Afrique. A ce sujet, nous déplorons qu’il n’y ait pas d’accompagnement médical au passage d’El Guerguerat. Il faudrait mettre en place un dispensaire pour vérifier, par exemple, le carnet jaune et fournir l’ensemble des directives à suivre. Il y a également le problème de la garantie de paiement. Faute d’instruments de paiement bancaire, les factures se règlent souvent sur place, quitte à condamner les conducteurs à rester longtemps chez le destinataire. Pour cette raison, il faut amender les accords régissant le commerce avec nos partenaires africains pour s’adapter aux défis techniques auxquels les entreprises marocaines font face au quotidien. Je cite aussi le souci des douanes parce qu’il arrive souvent aux exportateurs de payer des droits de douanes à chaque pays de transit, ce qui est pénalisant. 
 

Pensez-vous qu’il y a assez d’accompagnement de la part des autorités marocaines ?

Malheureusement, face à ces innombrables défis, les ministères concernés ne nous accompagnent pas assez, sauf les ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères qui font le nécessaire dans la limite de leurs prérogatives. Nous espérons plus d’attention et d’engagement de la part du ministère du Transport. Il faut entamer des discussions avec les pays africains pour trouver des solutions aux problèmes souvent structurels. Tirons profit du fait que le Maroc préside aujourd’hui l’Union africaine des organisations de transport et logistique (UAOTL) qui compte 32 pays. 
 
Recueillis par
Anass MACHLOUKH 

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