Alors que le Maroc commence à jeter les premiers jalons de son Initiative Atlantique pour le Sahel, le sort méconnu de quatre citoyens camionneurs qui opèrent dans cette région plonge leurs familles dans l’enfer du doute et leurs confrères transporteurs dans celui de la méfiance et du découragement.
Survenue dans la région dite des «trois frontières», une zone infestée par les organisations terroristes comme Daesh, dont une cellule vient d’être démantelée au Maroc à la veille de son passage à l’acte, ou encore le MUJAO, Al Qaïda au Sahel et même Boko Haram, cette disparition, si elle n’est pas le fait de simples brigands et autres bandits de grands chemins, ne peut être motivée que par des considérations politico-financières. “C’est devenu un véritable souci pour les transporteurs qui naviguent à vue sans garantie de protection”, regrette Mustapha El Kihel, Secrétaire général de la Fédération nationale des professionnels du transport. “L’insécurité touche l’ensemble du Sahel, le péril commence dès la frontière mauritano-malienne », rappelle, pour sa part, Mustapha Chaoune, président de l’Union africaine des organisations de transport et logistique (UAOTL).
Le procédé est courant : des sous-groupes armés, avec ou sans appartenance effective à des organisations terroristes, ratissent la région à la recherche de proies à détrousser puis à revendre aux groupes terroristes qui se chargent de rançonner leurs gouvernements. Dans cette funeste bourse aux otages, les Occidentaux sont évidemment les plus cotés et donc les plus convoités. Mais les Marocains ne sont pas en reste puisqu’ils sont de plus en plus ciblés. On se souvient à ce propos d’Abderrahmane Serhani et Driss Fatihi, deux concitoyens dont le trip à vélo avait été brutalement interrompu le 1er avril 2023 après leur kidnapping par un groupe armé, avant qu’ils ne soient libérés le 14 mai de la même année suite à une opération menée en collaboration entre les services de sécurité algériens et ceux du renseignement marocain.
Mais à la différence des Marocains kidnappés en Irak, les camionneurs disparus, comme d’ailleurs les cyclistes avant eux, ne susciteront aucune mobilisation ou campagne de solidarité de la part de leurs concitoyens, et encore moins de communication et de clarifications rassurantes de la part des autorités. «C’est désormais la norme dans les affaires de kidnapping à visées terroristes. Même les Européens et notamment les Français qui menaient de larges campagnes de solidarité avec affichage de portraits géants des otages dans les murs des mairies, et décompte quotidien des jours de disparition sur les journaux télévisés, ont compris que de telles actions ne faisaient que compliquer la situation, tout en accentuant la surenchère sur le prix des rançons», nous explique une source sécuritaire sous le sceau de l’anonymat.
«En plus de la discrétion de mise dans les affaires de cette nature, les autorités marocaines, à moins si elles sont explicitement invitées à le faire, n’interviennent pas directement dans les investigations et s’abstiennent d’empiéter sur la souveraineté sécuritaire de pays amis et alliés. Dans ce genre de situations, l’enjeu est de recueillir le maximum de renseignements possible auprès des autorités sur place tout en offrant l’aide technique en cas de besoin», nous confie notre interlocuteur, rappelant que la coordination se fait essentiellement par les canaux diplomatiques. La protection relève des pays de destination ou de transit, puisque c’est une question de souveraineté. “Le Maroc ne peut rien faire contre l’insécurité en Afrique subsaharienne, sauf le suivi par les services diplomatiques et consulaires, qui sont toujours joignables 24 heures sur 24”, abonde dans le même sens Mustapha Chaoune.
Originaire de Safi, son frère Rachid est père de quatre enfants. La cinquantaine bien entamée, il travaillait à son propre compte sur son propre camion qui était son seul gagne-pain. Le 17 janvier, soit la veille de sa disparition, Rachid avait appelé sa mère pour la rassurer. Pour sa part, Abdelaziz Essakri, 45 ans, est marié et père de cinq enfants. «Ils savaient que le métier de leur père est dangereux puisqu’il avait déjà échappé par le passé à des situations périlleuses similaires. Cela ne l’a jamais dissuadé de continuer son travail, aussi risqué soit-il. Aujourd’hui, sa femme et ses enfants sont dans un état lamentable, y compris son aîné Mohamed qui poursuit les démarches de recherche d’informations», nous confie un proche de la famille sous couvert d’anonymat.
Yassid Ben Akka est le troisième sur la liste des disparus. Son père, Abderrazzak, et sa mère, qui habitent à Khémisset, peinent à endurer le choc. Ils ont appris sa disparition par son frère, plusieurs jours après l’incident. Son dernier contact avec sa famille remonte aux obsèques d’un de leurs proches. Depuis lors, rien !
Unies dans la détresse, les familles des disparus font front commun et se parlent régulièrement dans l’espoir de trouver une réponse salvatrice. Après plusieurs déplacements au siège du ministère des Affaires étrangères, déplacements qui sont restés sans résultat, les familles des disparus ont décidé d’interpeller l’opinion publique à travers la publication d’un appel le 28 février où tout en appelant à plus d’engagement de la part des autorités marocaines dans le règlement de la disparition de leurs proches, elles crient leur détresse et leur confusion face au manque d’informations sur leur sort. En gros, les familles des disparus réclament que les autorités mettent à leur disposition un canal de communication direct pour leur épargner le voyage éprouvant à Rabat. Selon nos informations, les responsables se sont engagés à tenir les familles au courant au cas où ils obtiendraient des informations. A présent, ce dossier est géré par une cellule de crise au ministère des Affaires étrangères chargée de coordonner avec les autorités burkinabaises et nigériennes à travers les canaux diplomatiques. Nous avons tenté de joindre les ambassades du Maroc à Ouagadougou et à Niamey pour nous enquérir des investigations en cours, le silence reste de mise. Des diplomates que nous avons tenté de joindre ont préféré ne pas parler, tandis que nos e-mails adressés aux autorités nigériennes et burkinabaises sont restés lettre morte.
En attendant et tout comme leurs homologues portés disparus, des dizaines voire des centaines d’autres routiers marocains continuent à silonner les mêmes routes, les mêmes trajets, et les mêmes zones dangereuses du Sahel et d’Afrique de l’Ouest. Peu ou pas du tout formés aux normes et réflexes de sécurité, ils sont souvent non accompagnés et manquent tragiquement d’informations actualisées sur la dangerosité ou non des itinéraires à emprunter. En plus des groupes armés, ils doivent faire face aux risques sanitaires inhérents aux maladies infectieuses tropicales qui «emportent chaque année entre cinq à six professionnels», comme nous le confie Mustapha Chaoune. Têtes de pont de l’Initiative Atlantique pour le Sahel, ces honnêtes travailleurs aussi courageux que téméraires méritent pourtant plus d’égards et de protection, afin de leur éviter le sort triste et funeste de chair à canon.
En plus de l’insécurité, quels sont les problèmes que les camionneurs vivent au quotidien pendant leurs trajets ?
Pensez-vous qu’il y a assez d’accompagnement de la part des autorités marocaines ?
Anass MACHLOUKH