Diplomatie : Rabat entre le poids de l’Occident et l’infortune des BRICS [INTÉGRAL]

Alors qu’une partie du Sud global aspire à rejoindre les BRICS, cette option ne serait pas forcément bénéfique pour le Maroc, selon une étude de l’IRES. Décryptage.

Récemment réunis à Rio de Janeiro, les membres des BRICS ont une nouvelle fois tenté de se réaffirmer comme un bloc soudé malgré l’absence du président chinois Xi Jinping et de son homologue russe Vladimir Poutine. Une absence qui a fait couler beaucoup d’encre.  Quoiqu’il en soit, ce Sommet  était une occasion pour les grandes puissances émergentes de réitérer leur appel à rééquilibrer l’Ordre international et leur attachement au multilatéralisme face à l’unilatéralisme des Etats-Unis.  Divisés sur l’attitude à suivre  vis-à-vis de l’Administration américaine, les BRICS se sont pris implicitement à la politique commerciale agressive de Donald Trump sans le citer nommément  dans leur déclaration commune qui a dénoncé  le protectionnisme et les offensives douanières unilatérales qui portent préjudice au commerce international. Pour les BRICS, cette sorte de croisade mercantile “affecte les perspectives de développement économique mondial”. Visiblement gêné, le président brésilien, Luiz Inacio  Lula da Silva, a exprimé  cette préoccupation, ou plutôt cette colère, de façon plus abrupte en s’en prenant frontalement au président américain. “On ne veut pas d’un empereur”, a-t-il martelé lors du Sommet. Alors que le Brésil semble plus dans une logique de confrontation, la Chine et la Russie semblent vouloir baisser la température avec des déclarations diplomatiques moins virulentes en réitérant que les BRICS ne  sont dirigés contre personne. 

Outre-Atlantique, les remontrances américaines n’ont pas tardé. Coriace, Donald Trump a menacé les BRICS et tout pays qui s’aligne sur eux de surtaxes douanières de 10%. Pour le locataire de la Maison Blanche, les BRICS sont un bloc hostile.  
 

Une nouvelle guerre froide ?
Ce  n’est que le point culminant d’un antagonisme masqué  qui date de plusieurs années. On y assiste aujourd’hui. Guerre commerciale entre Pékin et Washington, guerre en Ukraine, tension chronique  entre la Russie et l’OTAN… Autant d’illustrations de cette nouvelle guerre froide qui ne dit pas son nom.  

Depuis la guerre en Ukraine qui a dévoilé le fossé abyssal entre l’Occident et ce qu’on appelle  le Sud global, les BRICS s’opposent de plus en plus frontalement à l’Europe et aux Etats-Unis. Un objectif assumé depuis la création de ce bloc en 2009 par les cinq principales puissances émergentes (Russie, Chine, Brésil, Inde et Afrique du Sud).  Ce bloc s’est élargi en 2023 à d’autres pays comme l’Egypte, l’Iran, les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, l’Ethiopie. 

Les BRICS sont souvent présentés comme l’avant-garde de ce qu’on appelle le Sud global, ce rassemblement des pays du Sud qui aspire à un Ordre international plus balancé après des décennies de domination occidentale. Le vocable, récemment introduit dans le jargon médiatique, ne fait pas encore l’unanimité chez les géopoliticiens. Mais, l’objectif est clair : remise en cause de l’Ordre international  hérité de la seconde guerre mondiale, aujourd’hui en   agonie. L’apathie de l’ONU en est l’illustration parfaite.  Forts de leur poids économique (plus de 40% du PIB mondial), les BRICS s’opposent aux institutions financières internationales de Bretton Woods et réclament plus de place au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU. 
 

Le Maroc, quelle attitude adopter ?
Au milieu de cet échiquier chamboulé, les BRICS font figure de contre-poids à l’imprimante des Etats-Unis et leurs alliés du G7. D’où leur popularité chez une bonne partie du monde qui veut les rejoindre. La liste ne cesse de s’allonger. Azerbaïdjan, Turquie, Thaïlande… Ils sont nombreux à attendre dans l’antichambre. Souvent cité parmi les candidats, le Maroc n’a jamais officiellement manifesté son intérêt.  

Historiquement allié à l’Occident, le Maroc ne cesse de tourner son regard vers les puissances émergentes depuis une vingtaine d’années dans le cadre d’une stratégie assumée de diversification des partenaires. En gros, le Maroc a renforcé remarquablement son partenariat avec la Chine au point d’adhérer aux nouvelles Routes de la Soie, développé un partenariat militaire avec l’Inde et renforcé ses liens commerciaux avec la Russie et le Brésil.   

Pourtant, l’option de l’adhésion n’est pas opportune aux yeux de l’Institut Royal  des Etudes Stratégiques (IRES) qui, dans un rapport consacré à cette thématique, ne voit pas de bénéfices majeurs. «L’adhésion du Maroc aux BRICS ne lui confère aucun avantage stratégique ou économique significatif à l’horizon 2035 », tranchent les rédacteurs du rapport qui n’en demeurent pas moins nuancés.  Les écueils sont nombreux puisque ce bloc est loin d’être homogène. En plus, quelques pays membres – dont l’Afrique du Sud et l’Iran – entretiennent des relations conflictuelles avec le Maroc, ce qui complique davantage une éventuelle adhésion, si tant est qu’elle soit désirée.     
 

Coopérer sans adhérer !
Donc, estime l’IRES, le Maroc doit continuer à diversifier davantage ses relations avec les forces émergentes et le « Sud global », et en premier lieu  l’Afrique. Cela, une coopération étroite avec les BRICS ne passe pas impérativement par l’adhésion. “Nos principaux partenaires aujourd’hui se font en dehors des schémas d’adhésion, notamment avec l’Union Européenne et le NATO avec qui nous avons des cadres de coopération avancés sans pour autant en faire complètement partie, Ce schéma confère au Maroc plusieurs avantages sur les plans politique, économique et stratégique tout en lui conservant une agilité pour orienter ses choix stratégiques avec un minimum de contraintes”, nous explique Hicham Kasraoui, chercheur à l’IRES.  “Une coopération avec les BRICS est souhaitable, mais le format et l’agenda de cette coopération doivent être bien réfléchis. Un éventuel partenariat avec la Banque de développement des BRICS pourrait par exemple être un bon test du potentiel de co-développement entre le Royaume et le groupe”, insiste-t-il.  

Pour l’instant,  il s’agit de la solution la plus pragmatique pour ne pas brûler les cartes compte tenu des innombrables intérêts partagés avec nos partenaires occidentaux qui demeurent les principaux soutiens du Royaume dans l’affaire du Sahara, surtout  au Conseil de Sécurité. A cela s’ajoute la forte intégration économique et sécuritaire avec l’Union Européenne et les Etats-Unis. En somme, l’IRES préconise à l’égard des BRICS un «partenariat stratégique avancé» à la fois à l’échelle bilatérale et multilatérale. 
 

Anass MACHLOUKH

Trois questions à Hicham Kasraoui : « Le club des BRICS demeure encore à un stade précoce de son développement »
Est-ce que le rééquilibrage du monde est bénéfique pour le Maroc bien qu’il soit un allié historique de l’Occident ? 

Tout d’abord, je ne conçois pas les dynamiques de développement de l’Occident et du « Sud global » dans une logique de pure opposition. L’interaction entre ces deux parties du globe est beaucoup plus complexe et différenciée. L’alliance historique du Maroc avec les puissances occidentales n’a pas été non plus une négligence de ses partenaires du Sud. Au contraire, le Maroc a su mobiliser ses accès, sa diplomatie et ses alliances pour faciliter un certain nombre de dossiers importants pour les pays du Sud, dans une posture de tiers de confiance et de connexion des mondes. Dans cette optique, le Maroc figure parmi les pays les plus prédisposés et les plus outillés pour accompagner cette longue phase transitoire du Monde et peut jouer un rôle singulier dans la promotion de la stabilité et l’accélération du développement sur les plans régional et international. Cela sera évidemment bénéfique au Maroc, mais également à son espace régional élargi. 
 

Comment le Maroc doit se positionner dans cette nouvelle rivalité entre l’Occident et les BRICS, notamment dans le bras de fer silencieux entre les États-Unis et la Chine ?

Plus que jamais, le Maroc a besoin de s’attacher à ses valeurs et à ses constantes qui ont forgé sa politique étrangère de la période post indépendance. Le pragmatisme et l’agilité stratégique de notre diplomatie ont réussi à positionner le Royaume parmi les nouvelles puissances régionales émergentes, en témoignent les victoires diplomatiques de ces dernières années, notamment sur la question centrale du Sahara et le retour dynamique du Maroc aux institutions de l’Union Africaine. Ce sont ces mêmes principes qui devraient guider l’action du Royaume dans la navigation de ces rivalités, ce qui est indéniablement complexe à mettre en œuvre opérationnellement. Autre levier important est d’approfondir notre connaissance, institutionnelle et sociétale, de certains grands acteurs internationaux qui, par le poids de l’Histoire et de la géographie, ne bénéficient pas suffisamment de notre attention et de notre intérêt. 

  Vous préconisez une approche bilatérale pour développer davantage des relations avec les membres du groupe. Pourquoi ?

Le Maroc entretient de bonnes, voire de très bonnes relations avec la majorité des pays des BRICS. Ces relations bilatérales ont permis d’atteindre plusieurs résultats économiques et politiques que nous détaillons dans notre étude. Toutefois, ces relations bilatérales recèlent encore un potentiel de co-développement considérable que nous devons activer, notamment avec la Chine et la Russie, membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU ou encore le Brésil et l’Inde avec qui beaucoup de projets structurants peuvent être menés conjointement. Les relations avec l’Afrique du Sud ne sont certes aujourd’hui pas à la hauteur de ce que deux grands pays du continent pourraient avoir, mais un travail sérieux des deux côtés est à l’œuvre. Le schéma directeur est celui d’investir avec ces partenaires dans les domaines d’avenir, à savoir les énergies renouvelables et les technologies de décarbonation, l’Intelligence Artificielle, la sécurité alimentaire et les industries stratégiques. Le Maroc a des atouts uniques à faire valoir, c’est un interlocuteur crédible. 
 
Recueillis par
Anass MACHLOUKH

Sahara, sécurité, défense… Plusieurs facteurs plaident pour le G7
L’IRES a formulé ses conclusions sur la base d’un comparatif circonstancié entre les BRICS et les pays du G7 qui demeurent les principaux partenaires du Royaume. Selon le rapport, les facteurs non économiques, comme les alliances politiques, la géostratégie, la balance penche largement en faveur du G7 et au détriment des BRICS. 

Si les relations économiques et financières traditionnelles avec le groupe des sept premières puissances occidentales sont en faveur de ce dernier, le Maroc y gagne dans l’échange à d’autres niveaux : politique et sécuritaire. Sur le plan politique, notre pays a tout intérêt à avoir de bonnes relations avec le Groupe des Sept, comme c’est le cas présentement, souligne l’IRES, ajoutant que “l’intérêt national commande d’approfondir nos relations avec le Groupe au regard de l’influence et de la place qu’occupent ses membres dans les instances mondiales comme le Conseil de Sécurité, les institutions de Bretton Woods ou l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), avec laquelle le Maroc est un partenaire stratégique”. “L’on se rappelle, en effet, l’impact de la reconnaissance par les Etats-Unis de la marocanité du Sahara qui a conforté la position de notre pays sur le plan international. Cette reconnaissance a créé une dynamique positive au point que beaucoup de pays ont suivi l’exemple américain, conclut la même source.

BRICS : Un bloc ou une alliance de circonstance ?
Loin d’être un bloc homogène, les BRICS apparaissent comme une somme de pays à intérêts parfois divergents mais qui partagent l’ambition de changer l’Ordre international à leur profit en mettant fin à la domination occidentale, en l’occurrence celle des Etats-Unis. L’IRES voit l’émergence des BRICS comme un corollaire du déclin de l’Occident. “Il s’agit pour le moment d’un rassemblement d’acteurs internationaux de premier plan, qui a pour principale marque d’identité une promesse d’offrir une alternative d’Ordre mondial à destination des pays du « Sud global ». A l’image de ce « Sud global », le groupe est indéniablement hétérogène et son ADN comprend beaucoup de gènes opposés, voire parfois contradictoires”, explique Hicham Kasraoui, ajoutant que “Si ses membres sont largement alignés sur les constats de l’insuffisance de l’Ordre actuel, le groupe peine encore à fixer un agenda politique et économique clair”. Il est donc encore difficile de parler d’alliance, encore moins de bloc, puisque aucune action ni politique coordonnée n’a été formulée ou mise en œuvre, notamment sur les dossiers prioritaires de l’agenda international. Selon Bruno Tertrais, politologue et directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, « les BRICS restent un assemblage de pays aux niveaux de développement extrêmement divers, avec des orientations politiques très variées ». “Il ne s’agit pas d’une alliance au vrai sens du terme”, renchérit pour sa part le Général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française à l’ONU et expert dans les questions stratégiques. “C’est un bloc composé de pays qui ne sont d’accord sur rien sauf une chose. Tout simplement, ils ne veulent plus que les Américains régentent incontestablement le monde”, précise notre interlocuteur. 

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