Flexibilisation du dirham : Sommes-nous prêts pour le grand saut ? [INTÉGRAL]

Le Maroc s’apprête à se lancer dans la deuxième étape de la libéralisation du dirham. Une flexibilisation totale, telle que voulue par le FMI, ne serait pas à l’ordre du jour face aux nombreuses contraintes. Décryptage.

Les uns la voient comme un saut dans le vide, d’autres comme un dilemme cornélien entre la peste et le choléra. La libéralisation du dirham ne fait toujours pas consensus au Maroc, où les experts demeurent partagés sur le bien-fondé d’une réforme sans cesse reportée. C’est dans ce contexte que Bank Al-Maghrib (BAM) se prépare à lancer la deuxième étape. Le gouverneur de la Banque centrale, Abdellatif Jouahri, a relancé le débat lorsqu’il s’est réuni, fin juin, avec les membres de la Commission des Finances de la Chambre des Conseillers, où il a annoncé la reprise de ce chantier dès 2026. Le moment et le contexte actuel seraient opportuns, à en croire l’appréciation du directeur des opérations monétaires et des changes à BAM, Younes Issami. Face aux Conseillers, Jouahri a fait état d’un contexte favorable, “caractérisé par un développement soutenu du marché, une plus grande influence des mécanismes d’offre et de demande dans la fixation du cours du dirham, ainsi qu’un taux d’inflation maîtrisé”.
 

Choix souverain mais dicté par le FMI !
 
La libéralisation du dirham est un choix structurel fait par le Maroc pour s’ancrer davantage dans l’économie internationale. Ce choix remonte aux années 90, lorsque le Royaume avait embrassé la mondialisation financière et adhéré au Consensus de Washington. C’est dans ce cadre que s’inscrit la libéralisation de notre monnaie. La réforme date de 2007. Le Royaume avait franchi une première étape  lorsqu’il avait flexibilisé légèrement le dirham avec une marge de fluctuation de 5% par rapport au panier de devises. Depuis la pandémie, le chantier est suspendu. 
 
Jusque-là, le régime de change restait relativement stable avec une convertibilité limitée. Bank Al-Maghrib a assez de marge de manœuvre pour intervenir sur le marché des changes afin de stabiliser sa variation. L’objectif est de passer progressivement d’un régime de change fixe, dit “intermédiaire”, à un régime flottant où la valeur du dirham dépendra de l’offre et de la demande.
 
Il s’agit en fait de couper définitivement le cordon ombilical, de sorte à ce que le dirham se débrouille tout seul sur le marché des devises. D’où le risque d’une dévaluation sans précédent de la monnaie qui fait craindre des conséquences durables et irréversibles, surtout sur le pouvoir d’achat. Puisqu’on consomme plus de devises qu’on en reçoit, on serait toujours hanté par le spectre d’une dépréciation qui échapperait à tout contrôle.    
 
Bien qu’elle soit présentée comme un choix purement souverain, n’oublions pas que c’est une réforme souhaitée, et dictée par le Fonds Monétaire International (FMI) qui n’a eu de cesse d’enjoindre au Maroc de s’y lancer complètement dans les plus brefs délais, malgré les réticences d’Abdellatif Jouahri, qui l’a reportée à maintes reprises.
 

Réticences dissimulées !

Heureusement pour le Maroc, le patron de BAM a eu une oreille audible chez les institutions de Bretton Woods. Jusqu’à présent, la libéralisation tous azimuts n’est pas à l’ordre du jour. Jouahri lui-même a reconnu, lors de sa dernière conférence de presse en marge du Conseil de Bank Al-Maghrib, que 88% des entreprises ne sont pas prêtes, tandis que les banques semblent disposées à endurer la transition. Donc, la deuxième étape ne devrait pas aller au-delà d’un élargissement supplémentaire de la marge de fluctuation du dirham, en attendant que les conditions soient réunies pour un régime totalement flottant.  Quoiqu’il en soit, on prépare les esprits à la libéralisation totale, qui devrait survenir tôt ou tard, sous prétexte que le régime fixe n’est plus adapté à la politique d’ouverture du Maroc sur l’économie internationale. On parle aussi de résilience qu’un régime flexible est censé renforcer. La libéralisation est une sorte de vaccination qui fournit une immunité de nature à raffermir notre résilience, lâche un chargé d’études sous le manteau.   
 

Le Maroc remplit-il les conditions ?
 
Mais le succès d’un tel chamboulement n’est point garanti et dépend des mesures d’accompagnement, d’autant plus que notre économie reste très susceptible aux chocs externes. La Banque centrale estime que le Royaume remplit toutes les cases : faible inflation, maîtrise du déficit budgétaire, dette extérieure sous contrôle, assez de réserves en devises, en plus d’un secteur bancaire assez solide…  En théorie, on estime qu’une monnaie libéralisée est une chance pour booster les exportations, du moment qu’elles coûtent moins cher. Ceci n’est pas acquis avec une balance des paiements structurellement déficitaire et un déficit commercial chronique comme les nôtres. Cela dit, la capacité du Royaume à relever le défi est souvent remise en cause.
 
“Nous ne sommes pas encore prêts à libéraliser intégralement le dirham, notre compétitivité à l’export est encore limitée quoique considérablement raffermie durant les dernières années”, explique Youssef Guerraoui Filali, Président du Centre Marocain pour la Gouvernance et le Management, ajoutant qu’il n’y a pas encore une force d’exportation assez solide pour redresser le déficit commercial. “Maintenant, on va passer vers l’étape suivante pour mieux améliorer la résilience de l’économie, mais il ne faut pas se précipiter vers une libéralisation globale, il vaut mieux opter pour une seconde libéralisation partielle”, poursuit notre interlocuteur. Là, le Maroc compte sur la nouvelle feuille de route du commerce extérieur et la réévaluation des accords de libre-échange pour renverser la donne ou au moins limiter les dégâts.
 
Par ailleurs, les pourfendeurs de la réforme pointent du doigt son impact potentiellement négatif sur l’inflation et, par conséquent, sur le pouvoir d’achat en cas de dépréciation trop importante. D’où l’importance des mesures d’accompagnement dont dépend étroitement la réforme. Parmi les mesures envisagées, le renforcement de la politique monétaire avec une   nouvelle politique de ciblage de l’inflation. Ceci requiert une intervention de plus en plus fréquente et rigoureuse de Bank Al-Maghrib pour stabiliser la hausse des prix qui, si on va jusqu’au bout de la libéralisation, ne manquerait pas d’arriver.  Est-ce suffisant ?

Trois questions à Youssef Guerraoui Filali : “On ne peut pas libéraliser le dirham sans améliorer notre compétitivité à l’export”
Aujourd’hui, est-ce que les conditions sont réunies pour une nouvelle flexibilisation du dirham, partielle ou intégrale ?

 
Le Maroc a déjà entamé la flexibilisation sur la base d’un panier de dollar et de l’euro puisqu’il s’agit des principales devises que nous utilisons. Cette flexibilité était quand même modérée et maîtrisée par Bank Al-Maghrib. Ce qui était logique, car l’économie nationale n’est pas assez compétitive à l’international. Nous n’avons pas encore une force d’exportation assez solide pour redresser le déficit commercial. Maintenant, il va passer vers l’étape suivante pour mieux améliorer la résilience de l’économie, mais il ne faut pas aller vers une libéralisation globale. Nous ne sommes pas encore prêts à libéraliser intégralement le dirham. Notre compétitivité à l’export est encore limitée quoique considérablement raffermie durant les dernières années. Nous dépendons trop de l’automobile et des dérivés des phosphates. Il n’y a pas de diversification. Par conséquent, la libéralisation partielle semble la solution la plus idoine par rapport au contexte actuel. Cela permettra de renforcer, d’une part, notre circuit de change, et permettra, d’autre part, de raffermir dans un premier temps notre compétitivité sans risque majeur.    
 

Cela fait longtemps que cette réforme est préconisée par le FMI, mais le Maroc l’a reportée à maintes reprises. Quels sont à votre avis les prérequis ?    

 
Il est impératif de renforcer nos stocks de devises.  Nous ne pouvons pas flexibiliser notre monnaie sans réserves durablement reconstituables. N’oublions pas que, dans ce cas, il va falloir puiser énormément dans les stocks pour répondre aux besoins de transactions. Cela passe impérativement par la protection, voire par l’accroissement des transferts des MRE. Aussi, avons-nous besoin que le tourisme soit plus florissant pour attirer davantage d’entrées de devises. Mais il est indispensable que nous améliorons notre offre exportable, sinon tous nos efforts resteront vains, puisque nous avons encore des déficits abyssaux avec des soldes négatifs dans les accords de libre-échange.   
 

Quelles sont les mécanismes d’accompagnement qui doivent être pris pour assurer la stabilité des prix à long terme en cas de passage vers un système flottant ?

 
BAM mène une politique monétaire très prudente pour maintenir les équilibres macroéconomiques. Il n’est absolument pas facile de libéraliser une monnaie du jour au lendemain. Il faut du temps. Je le répète. La libéralisation et l’amélioration de la compétitivité et de la productivité vont de pair. Je crois que BAM envisage la libéralisation à l’aune de ces éléments.
 

​Scénario égyptien : A l’abri des libéralisations sauvages !
Dès qu’on parle de libéralisation, d’aucuns pensent aussitôt à l’Egypte qui s’est lancée brutalement dans un système flottant sans précaution.  Résultats des courses : une crise financière sans précédent avec un endettement chronique au point que le pays négocie en permanence sa dette avec le FMI, sans oublier l’inflation qui atteint parfois 30%. En outre, la livre égyptienne a perdu près de 40% de sa valeur, à coups de dévaluations successives. Faut-il redouter un scénario pareil ? “L’Egypte est un cas exceptionnel, le pays était déjà en récession quand il avait libéralisé brusquement sa livre et, par conséquent, s’est retrouvé dans une situation fragile sans pouvoir éviter l’effondrement de sa monnaie”, rappelle Youssef Filali Guerraoui. “Je ne pense pas que le Maroc soit susceptible de courir un tel risque, puisque les deux modèles n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Le Maroc reste prudent sur le plan monétaire et rechigne aux réformes brutales”, argue notre expert, ajoutant que Bank Al-Maghrib surveille en permanence les équilibres macro-économiques pour que la politique monétaire soit au service de la croissance.

​Libéralisation progressive : L’optimisme de Bank Al-Maghrib
Devant les Conseillers, Abdellatif Jouahri a fait savoir que “le régime de change constitue la pierre angulaire de la politique monétaire du Royaume et un pilier essentiel de la stabilité macroéconomique, en raison de son impact direct sur la compétitivité, les échanges commerciaux, les investissements étrangers et le pouvoir d’achat des citoyens”.
 
Selon ses propos, “une réforme de cette ampleur nécessite une approche prudente, progressive et rigoureusement préparée, l’objectif n’est pas de déséquilibrer les fondamentaux économiques, mais de les consolider et de les adapter aux exigences d’une économie moderne et ouverte”.
 
Jouahri a rappelé que “la Banque centrale a consacré le temps nécessaire à la réalisation des études et analyses requises, à l’examen des meilleures pratiques internationales, ainsi qu’à l’évaluation de l’impact de cette réforme sur l’économie nationale et sur le pouvoir d’achat, et ce, en étroite coordination avec le ministère de l’Économie et des Finances”.
 
Pour sa part, le directeur des études économiques à Bank Al-Maghrib, Mohamed Taamouti, a insisté sur la nécessité d’une transition ordonnée et fluide vers la prochaine phase de la réforme, en veillant à maîtriser l’inflation et à préserver un niveau adéquat de réserves en devises.
 
Selon lui, “cette transition suppose également le développement d’un marché des changes plus profond et liquide, l’instauration d’une politique transparente encadrant les interventions de BAM sur ce marché, ainsi que la mise en place de dispositifs efficaces pour l’évaluation et la gestion des risques de change, tant au niveau du secteur public que privé”.

À propos

Check Also

Mazagan Concerts: Saad Lamjarred en concert samedi prochain à El Jadida

L’artiste Saad Lamjarred donnera un concert exceptionnel en plein air le samedi 12 juillet à …

Laisser un commentaire