Interview avec Bruno Tertrais : « Les BRICS restent un assemblage de pays aux niveaux de développement extrêmement divers, avec des orientations politiques très variées »

Révolution en Syrie, montée en puissance des pays des BRICS, basculement démographique… Le monde est en pleine mutation géopolitique, marquée par des bouleversements parfois complexes à déchiffrer. Pour éclairer ces enjeux, nous avons interviewé Bruno Tertrais, géopolitologue et Directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS).

Peut-on considérer que la chute du régime d’Al-Assad en quelques jours représente un coup dur pour l’image de la Russie ?
 
Il est possible que la Russie parvienne à maintenir une partie de son image protectrice en montrant qu’elle a accueilli immédiatement Bachar el-Assad, et que donc Moscou n’abandonne pas ses amis. Elle abandonne peut-être les États, mais elle n’abandonne pas ses amis. Ce message-là, il est possible qu’il soit interprété de manière positive par certains dirigeants africains. Une question demeure par ailleurs : y a-t-il eu un transfert de fonds important depuis les coffres de Bachar el-Assad vers Moscou ? Je ne connais pas la réponse, mais il serait intéressant de connaître les termes de la discussion qui a eu lieu.
 
Il y a eu une deuxième interrogation sur le maintien ou non des deux bases militaires russes en Syrie. À ma connaissance, cette question n’est pas encore totalement tranchée. Ces bases sont très importantes pour la Russie, non seulement en termes d’image, mais aussi en termes militaires, puisqu’elles constituent un instrument de projection des forces russes, à la fois en Méditerranée et sur le continent africain, notamment pour la partie aérienne.
 
Le sort de ces bases déterminera également, en partie, l’image de la Russie, notamment sa capacité à se rétablir rapidement ou non d’une situation difficile.
 
Après cet événement, la Russie pourrait-elle réévaluer son engagement dans divers conflits, notamment en Afrique ?
 
Il est possible que la priorité actuelle de la Russie soit de réduire un peu la voilure sur d’autres théâtres. On l’a déjà vu, notamment dans le Caucase, où la Russie s’est montrée soit incapable, soit peu désireuse de venir au secours de son allié arménien lorsque l’Arménie en avait fait la demande. Très clairement, la Russie n’avait pas les moyens d’intervenir massivement et immédiatement en soutien au régime de Bachar el-Assad, surtout au vu de la rapidité des événements. Cela annonce-t-il une réduction de l’influence militaire en Afrique ? Pas nécessairement, car les personnels présents en Afrique sont souvent des mercenaires qui n’étaient pas forcément appelés à jouer un rôle en Ukraine.
 
Je reste prudent, mais tout de même, lorsqu’on ajoute les difficultés économiques et financières qui commencent à toucher la Russie, je pense qu’au bout du compte, la guerre en Ukraine va plutôt conduire à un affaiblissement qu’à un renforcement de la position de la Russie sur le plan militaire. Sur le plan politique, c’est autre chose.
 
Peut-on considérer que, désormais, les deux puissances qui comptent dans cette région sont Israël et la Turquie ?
 
J’ajouterais tout de même l’Arabie saoudite, qui fait partie des pays démontrant une capacité d’adaptation au contexte actuel assez impressionnante. Très clairement, s’il faut identifier aujourd’hui une puissance montante et une puissance descendante, les puissances montantes sont : la Turquie, Israël et l’Arabie saoudite. Les puissances descendantes : l’Iran et, naturellement, la Syrie.
 
Je ne sais pas si l’on peut parler de gagnants, car ce sont des événements qui se déroulent sur le moyen et long terme. On peut être gagnant à court terme et perdant à long terme. Une des grandes questions pour Israël est de savoir si ses succès militaires sur le plan technique ne vont pas se traduire par des pertes politiques, y compris dans la région, non seulement en Europe, mais aussi sur le continent africain, au Moyen-Orient et au-delà, en Asie, puisque la cause palestinienne reste très populaire partout dans le monde.
 
Ainsi, les gains à court terme d’Israël ont un coût en termes d’image extrêmement important, alors même qu’Israël avait plutôt réussi, au cours des vingt dernières années, à mieux s’insérer dans la communauté internationale, y compris en normalisant ses relations avec de grands pays arabes.
 
En tout cas, du point de vue d’Israël et surtout de son Premier ministre, il s’agit d’une sorte d’opportunité historique, avec la possibilité de réduire de manière extrêmement importante les principales menaces militaires immédiates qui pèsent sur le pays. Est-ce que cela fait d’Israël une puissance ? Ce n’est pas un pays qui poursuit des objectifs de rayonnement politique ou culturel, comme c’est le cas de la Turquie ou de l’Arabie saoudite. Il est donc difficile de placer ces trois pays dans la même catégorie.
 
Assiste-t-on à une montée des BRICS comme alternative crédible à l’Occident ?
 
Il faut distinguer les pays des BRICS du groupe des BRICS. Le groupe des BRICS est un club dont la cotisation d’entrée est quasiment inexistante. C’est pour cela qu’il s’élargit beaucoup, car il n’y a pas de critères autres que le consensus des pays membres. À titre de comparaison, pour l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), il existe des critères d’adhésion très précis. Dans le cas des BRICS, tout le monde peut en devenir membre, à condition d’être accepté par les autres membres.
 
Par ailleurs, cela reste une organisation relativement peu structurée dans les faits, car les projets concrets des BRICS demeurent très limités. La Banque des BRICS n’est pas devenue un outil majeur de prêt et de développement dans le monde. Elle n’a pas acquis une place centrale dans le système financier mondial, ni même une position significative. L’idée d’un système de compensation des paiements, de type SWIFT, a davantage de chances de réussir que d’autres projets des BRICS, mais son rôle restera, à mon avis, limité. Il pourrait constituer un concurrent du SWIFT pour les paiements entre les membres des BRICS, ce qui serait une nouveauté intéressante et significative, mais pas au point de bouleverser le système mondial des paiements.
 
Les BRICS restent un assemblage de pays aux niveaux de développement extrêmement divers, avec des orientations politiques très variées également. En résumé, ils sont divisés entre des pays résolument anti-occidentaux et des pays qui préfèrent adopter une attitude de non-alignement, comme l’Inde en particulier, qui est pourtant un membre fondateur.
 
Pour moi, les BRICS étaient essentiellement, au départ, un moyen de faire croire au Brésil qu’il était une grande puissance, ce qui explique pourquoi les Brésiliens le soutenaient autant. Mais je ne vois pas très bien quelle pourrait être l’opérationnalité de cet ensemble très disparate, tant sur le plan économique que politique.
 
Un pays africain peut-il s’appuyer sur les BRICS pour accéder à des financements ou à un soutien diplomatique difficilement envisageable auprès des pays occidentaux ?
 
Je ne suis pas sûr que ce soit vraiment le cas. Les pays dont on parle peuvent très bien adopter des stratégies d’alliance politique au sein du G77 ou du Mouvement des non-alignés ; ils n’ont pas forcément besoin des BRICS en tant qu’organisation pour les soutenir. Est-ce que ces pays peuvent plus facilement obtenir des financements de développement auprès de la Banque des BRICS ? Il existe d’autres opportunités, et pour l’instant, elle n’a pas réussi à s’imposer comme l’alternative de choix pour les pays qui ne pourraient pas obtenir de prêts occidentaux. Je reste tout de même assez sceptique.
 
Peut-on envisager que les BRICS se positionnent comme les leaders du Sud global ?
 
Probablement pas. Pour commencer, la Russie ne peut pas prétendre être un pays du Sud global. Quant à la Chine, elle est à la fois un ancien pays en développement et un pays de l’hémisphère Nord, désormais très développé. J’ai du mal à voir la Chine comme un pays du Sud. L’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud et d’autres peuvent, en revanche, prétendre en faire partie. Mais que désigne-t-on exactement par « pays du Sud » ? Parle-t-on des pays anti-occidentaux, des pays anciennement colonisés ? Cette ambiguïté de définition reste centrale lorsqu’on veut répondre à cette question. 
 
Je pense que même au sein des BRICS, tels qu’ils existent aujourd’hui, nombre de membres ne souhaitent pas être embarqués dans une croisade anti-occidentale. C’est pourquoi ils adoptent une attitude prudente, et certains d’entre eux entretiennent des coopérations extrêmement fortes avec des pays occidentaux.
 
Nous assistons aujourd’hui à une explosion démographique en Afrique subsaharienne, tandis que l’Europe connaît un déclin démographique. Faut-il s’attendre à une intensification des flux migratoires ou à un développement économique accru en Afrique ?
 
Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Il existe plusieurs types de réponses possibles. 
 
D’abord, si je prends la question par la fin, une des raisons pour lesquelles la migration transcontinentale depuis l’Afrique, notamment subsaharienne, vers l’Europe s’accroît, c’est parce que le revenu des Africains est plus élevé qu’il ne l’était il y a vingt ans. L’immigration au-delà de sa région d’origine demande de l’argent, et cet argent n’est disponible qu’à partir d’un certain seuil de revenu. Il faut toujours rappeler cette évidence, car beaucoup pensent que ce sont les plus pauvres qui émigrent. Or, les plus pauvres n’ont pas les moyens d’émigrer très loin : ils peuvent se déplacer vers le village d’à côté, peut-être dans le pays voisin, mais pas plus loin, car cela coûte cher. En Afrique subsaharienne, on se met parfois à plusieurs familles ou villages pour envoyer une personne qui, ensuite, renverra des fonds au pays. 
 
Deuxième élément de réponse : il y a beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne qui vont bientôt entrer dans une fenêtre démographique intéressante, au moment où la natalité commence à décroître et la mortalité a déjà diminué. Cela donne une population active importante, et c’est un moment où certains pays peuvent bénéficier de cette fenêtre démographique favorable pour accélérer leur développement. Mais très peu de pays africains sont capables de le faire, car cela demande une stabilité politique, un minimum d’État de droit, des infrastructures – des éléments absolument essentiels pour profiter de cette opportunité démographique. Certains pays d’Afrique subsaharienne y parviendront, d’autres malheureusement non. 
 
La pression démographique en soi ne génère pas immédiatement de migration. La migration est toujours le résultat de la rencontre entre un facteur de poussée (push) et un facteur d’attraction (pull). C’est un phénomène complexe, rarement monocausal, et cela ne sera que l’une des options offertes aux populations subsahariennes qui ne trouvent pas de travail ou de ressources dans leur pays. 
 
Dernier élément : en France et en Europe, on fantasme beaucoup sur cette migration subsaharienne vers l’Europe. Il est vrai que le phénomène est particulièrement visible depuis quelques années, en raison notamment d’un détournement de la procédure d’asile, car beaucoup d’Africains, ne pouvant obtenir de visas de travail, utilisent cette voie. Par ailleurs, il existe, de manière plus rare, de grandes migrations dues aux guerres. 
 
Le débat que nous devons avoir en Europe maintenant, et auquel j’essaie de participer en France, est de trancher à l’horizon de 30 ans entre le déclin ou l’immigration. Ce n’est pas à moi de dire quel doit être le choix, c’est un choix politique, et surtout un choix citoyen. Si j’ai une préférence, je ne vous dirai pas laquelle. Mais il est important que les Européens prennent conscience que leur déclin démographique est désormais inévitable s’ils ferment la porte à l’immigration, notamment à l’immigration de travail. Le seul moyen de renouveler la population active dans les 30 ans à venir, ce sera l’immigration. 
 
Certains disent : « On peut très bien être un pays en déclin démographique et rester riche, regardez le Japon ». Ce à quoi je réponds : d’abord, le Japon était riche avant de vieillir ; et c’est un pays dont la trajectoire démographique deviendra très inquiétante à la fin du siècle. Mais on a le droit de préférer le déclin à l’immigration. Mon propos est simplement de mettre le débat sur la table. 
 
Un dernier élément : ce n’est pas cela qui réglera le problème des retraites. Le problème des retraites est un autre sujet. Les immigrés, comme tout le monde, finissent par vieillir et auront droit à une retraite. Il ne faut donc pas confondre le problème de la population active, pour lequel l’immigration peut être une réponse au moins partielle pour les vingt à trente prochaines années, avec le problème des retraites, qui n’a pas grand-chose à voir.
 
Partagez-vous l’opinion de ceux qui pensent qu’en raison de sa démographie déclinante, la Chine ne dépassera jamais les États-Unis en tant que première puissance économique mondiale ?
 
Je suis de plus en plus sensible à cet argument, car je lis beaucoup d’analyses prospectives économiques qui, en se basant sur la décroissance très rapide de la population active chinoise, concluent qu’il sera probablement impossible pour la Chine de rattraper les États-Unis à échéance prévisible. C’est quelque chose d’assez nouveau, dû au fait que la décroissance démographique chinoise s’accélère plus vite que ce qui avait été généralement anticipé.
 
Or, dans la mesure où l’Amérique reste un pays dynamique, qui accepte l’immigration et qui dispose d’un modèle économique démontrant sa résilience ainsi que sa capacité à s’adapter aux crises, il devient possible, voire probable, qu’elle reste, en partie pour des raisons démographiques, la première puissance économique à échéance prévisible.

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