​Interview avec Yves Desjacques et Dr Philippe Rodet : Le management à la croisée du bien-être et de la performance

Du simple « bonjour » adressé le matin à ses collaborateurs, jusqu’à la reconnaissance et aux encouragements au quotidien, le livre « Le management bienveillant », coécrit par deux spécialistes français, Yves Desjacques et le Dr Philippe Rodet, s’impose comme un véritable guide à destination des managers. Son objectif : réduire le niveau de stress des collaborateurs, tout en améliorant leur performance au travail. Interview croisée avec les deux auteurs, qui ambitionnent de transformer la vie au travail.

Comment a germé chez vous l’idée d’écrire votre livre « Le Management bienveillant », publié aux éditions Eyrolles en France ?

 

Yves Desjacques: Ce livre est le fruit de la rencontre entre deux parcours professionnels très différents, alliant des observations issues de la gestion des ressources humaines à une recherche scientifique centrée sur le trio : motivation, réussite et bien-être au travail.

En tant que directeur des ressources humaines de grands groupes, j’ai longtemps œuvré à l’amélioration des qualités et des compétences managériales. De son côté, le Dr Rodet, médecin urgentiste, s’est intéressé au phénomène du stress et à son lien avec la motivation au travail. L’objectif ultime de ses recherches était de trouver des moyens concrets pour réduire le stress et renforcer la motivation.

Nous nous sommes rencontrés, il y a une quinzaine d’années, et avons décidé de développer en France un concept alors inexistant : le management bienveillant. Il s’agit d’une approche que nous avons expérimentée à grande échelle dans différentes entreprises, et dont nous avons jugé utile de partager nos observations de terrain.

Alors mise en œuvre dans une entreprise de 300.000 salariés, où j’occupais le poste de DRH, notre approche a été, par ailleurs, validée par un institut de sondage. Les résultats ont montré que le taux d’engagement des salariés était trois fois supérieur à la moyenne nationale en France. C’est, d’ailleurs, ce constat qui nous a poussés à écrire ce livre : puisque nous avions une preuve concrète et mesurable de l’efficacité du management bienveillant.
  Le livre a attiré plus de 25.000 lecteurs en France. Comment avez-vous reçu l’intérêt pour ce livre ? 

 

Dr Philippe Rodet: Il s’agit d’un guide de management qui invite à découvrir et à diffuser les bienfaits du management bienveillant en entreprise, en s’appuyant sur des études internationales ayant confirmé le lien entre le management et le bien-être au travail.
D’ailleurs, nous avons été particulièrement surpris par le nombre de lecteurs générés, depuis la publication du livre. Cela témoigne de l’intérêt croissant que suscite ce sujet d’actualité auprès des entreprises, des chefs d’entreprise, des cadres et des employés, tous soucieux de bonnes pratiques en management.

  En intitulant votre livre ainsi, vous distinguez plusieurs approches du management. Que pouvez-vous nous dire du management bienveillant ?

 

Ce n’est pas de la gentillesse, ce n’est pas de la mollesse. Bien plus qu’un simple accessoire, c’est une démarche qui tend vers la performance à la fois individuelle et collective, en abaissant le niveau de stress et en accroissant le niveau de motivation.
Des études ont prouvé qu’un management rude ou « non bienveillant », est à l’origine de la baisse de motivation et, de facto, du désengagement et de l’explosion de l’absentéisme. En France l’absentéisme représente trois points du produit intérieur brut. En 2024, un jeune de moins de 30 ans sur deux a fait l’objet d’un arrêt maladie, sachant que la moitié de ces arrêts maladie sont liés au stress.

Le taux d’engagement des collaborateurs au Maroc s’élève à 14% devançant la France avec six points. Ce pourcentagereste, néanmoins, très bas par rapport à celui enregistré en Asie et encore aux Etats-Unis.

  Quelles sont les meilleures pratiques que vous promouvez, dans ce sens, pour garantir un environnement de travail sain, tout en préservant la productivité des collaborateurs ?

 

Yves Desjacques: La considération en entreprise commence souvent par des choses simples, comme un bonjour le matin et un regard dans les yeux. Ce geste, s’il est sincère, demeure un marqueur fort de reconnaissance. Une façon de dire: « Je te vois, tu existes, tu fais partie de l’équipe ».

Toujours, du côté du manager, il s’agit de fixer des objectifs ambitieux mais atteignables, tout en y faisant le point tout au long de l’année et non, seulement, à la fin de l’exercice, afin de prévenir tout risque de découragement. Comme démontré par le psychologue MihályCsíkszentmihályi, la fixation d’objectifs au-dessus des capacités de la personne, lui permet d’entrer dans un état de flot, un état de concentration optimal où elle sera pleinement efficace. Quand le cerveau est dans un état de flot, il va modifier ses ondes, il va passer d’ondes bêta aux ondes alpha. Les ondes alpha, dit-il, ce sont les ondes de la sérénité, de la concentration, du succès.

De plus, il est important de pratiquer la reconnaissance, les encouragements et la gratitude. Contrairement à ce que certains pensent, à tort, le découragement, la critique systématique ou encore les comportements de sabotage managérial, ne poussent pas un collaborateur à donner le meilleur de lui-même. Au contraire, ils alimentent la démotivation, la méfiance, et parfois même le retrait.

La communication avec son équipe est essentielle dès l’apparition de signaux faibles de fatigue, de troubles ou de malaise. A ce moment, le manager bienveillant est appelé à être à l’écoute des ressentis des collaborateurs. Cela désamorce des situations de mal-être, et renforce la relation de confiance.

Cependant, l’aboutissement de cette vision ne pourra avoir lieu qu’avec une volonté ferme du sommet de l’entreprise. Cela passera par la mise en place d’incitations pour favoriser l’adoption par le manager de pratiques bienveillantes. L’exemple est celui d’indexer la rémunération variable des managers sur leur pratique managériale et, encore, de déployer un programme de suivi pour s’arrêter sur les réalisations des uns et les difficultés des autres. 

  L’encouragement et la reconnaissance ont-ils un impact sur la santé mentale des collaborateurs ?

 

Dr Philippe Rodet: Oui, tout à fait. L’augmentation des émotions positives encourage la libération d’ocytocine, qui réduit le stress et améliore les relations humaines, et d’endorphines, qui favorisent la production de dopamine, l’hormone de la motivation. Cela dit, plus les émotions positives sont nourries et les émotions négatives apaisées, plus l’énergie, la motivation et la réussite collective sont possibles.

Pour ce faire, le manager doit agir sur le sens de ses actions. Par exemple, lorsqu’une personne comprend pourquoi on lui demande de réaliser une mission, elle la vit autrement et demeure plus performante. De plus, lorsqu’un collaborateur bénéficie d’un juste niveau d’autonomie, cela traduit une confiance de la part du manager, ce qui renforce l’estime de soi et l’engagement.
  Le Maroc, par exemple, est sur le point d’inscrire le télétravail dans la réforme du Code du travail. Comment le travail à distance affecte-t-elle l’environnement de travail ?

 

Yves Desjacques: La généralisation du télétravail risque de peser lourdement sur les liens sociaux, qui sont pourtant des facteurs de protection essentiels pour l’individu.

Par exemple, imposer systématiquement le télétravail à une personne qui vit seule revient, d’une certaine manière, à affaiblir son lien avec le monde extérieur. En revanche, un collaborateur qui vit en famille, et qui supporte une heure et demie de trajet le matin et le soir, bénéficiera réellement du télétravail, qui lui permettra de souffler. L’idéal est donc d’adapter la quantité de télétravail en fonction de la situation personnelle de chaque collaborateur, dans un souci de préserver les liens sociaux indispensables pour certains, et d’alléger la charge logistique et mentale pour ceux qui ont de longs déplacements.

  De nombreuses études affirment l’existence d’un lien direct entre stress au travail et manque de concentration, d’une part, et dégradation de la mémoire entre stress et maladies physiques ou hormonales, d’autre part. Qu’en est-il scientifiquement ?

 

Dr Philippe Rodet: Oui, tout à fait, surtout en cas de stress chronique. Pour comprendre, il faut savoir qu’une réaction de stress est une libération d’hormones. Ces dernières sont effectivement utiles lorsqu’elles sont libérées ponctuellement dans une situation de stress ponctuelle. Mais lorsque le stress devient permanent, l’organisme se met à en libérer en continu, vidant peu à peu ses réserves d’hormones et neuromédiateurs. Progressivement, les taux d’hormones baissent, et c’est à ce moment-là que l’état d’épuisement apparaît. À ce stade, le cerveau a du mal à se concentrer, l’activité intellectuelle ralentit, et la performance diminue fortement, altérant les capacités mentales et, par conséquent, l’efficacité de l’individu.

D’autre part, le stress favorise l’apparition de maladies et peut, également, aggraver l’évolution de pathologies existantes. La raison est simple: l’organisme humain est conçu pour fonctionner dans un état de stabilité relative. Lorsque cet équilibre est rompu de manière prolongée, cela ouvre la porte à divers troubles.

Lors d’un épisode de stress, notre organisme libère des hormones de stress, comme le cortisol. Ces hormones montent en flèche pour nous aider à réagir, mais une fois la phase de stress passée, il faut un certain temps aux cellules pour les reproduire. C’est durant cette phase de « point bas » hormonal, où les réserves sont temporairement épuisées, que l’on devient plus vulnérable, notamment aux infections. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’est pas rare de tomber malade au début des vacances, car une fois la pression relâchée, le corps s’effondre temporairement. Ce phénomène s’explique par une variation brutale du niveau de stress, perturbant l’équilibre du système immunitaire.

  Comment comptez-vous faire bénéficier les entreprises et institutions publiques au Maroc des recommandations formulées dans le cadre de ce livre ?

 

Yves Desjacques: Nous avons constaté un vrai intérêt pour ce sujet au Maroc. Il ne reste qu’une petite impulsion pour que cela s’étende à grande échelle. Le livre demeure à la disposition des managers pour une meilleure efficacité en matière de gestion d’équipes.
 
 

​Portrait – Yves Desjacques et Dr Philippe Rodet : Deux figurent qui réinventent le management
L’un est un expert reconnu des ressources humaines, l’autre, médecin urgentiste, devenu expert en bien-être au travail. A première vue, tout semble les opposer, car Yves Desjacques évolue aux arcanes de la gestion des ressources humaines alors que Dr Philippe Rodet s’efforce à soigner les blessures, même celles invisibles. Pourtant, la conviction profonde de réinventer la pratique de management à l’aune du bien-être et de la performance les a rassemblés. En 2017, ils ont signé : « Le management bienveillant », un ouvrage destiné à promouvoir les meilleures pratiques en matière de management d’équipe.

Yves Desjacques est un spécialiste de la gestion des ressources humaines qui a gravi les échelons au sein des départements RH dans différentes compagnies, notamment Vedior France et le groupe Casino en France, entre autres.

Le Docteur Philippe Rodet, quant à lui, est un médecin urgentiste de formation devenu expert de la gestion du stress. A travers son quotidien au Service d’aide médicale urgente, il a appris à maîtriser la pression extrême tout en observant comment la cohésion d’équipe pouvait sauver des vies. Fort de ces expériences de médecine humanitaire, il a contribué à des initiatives publiques : Commissions nationales sur le stress, risques psychosociaux.

En 2014, sous l’impulsion conjointe d’Yves Desjacques, alors directeur des ressources humaines et du Dr Philippe Rodet, le groupe Casino a initié un vaste projet de management bienveillant. Cette démarche inclut la formation des managers, la création et le déploiement d’un réseau interne de « bien-veilleurs », environ 1.000 collaborateurs se sont portés volontaires, pour repérer et accompagner les homologues en difficulté.
 

À propos

Check Also

Reconstitution du cheptel : plus de 700 MDH mobilisés pour 50.000 éleveurs

Le Chef du gouvernement, Aziz Akhannouch a présidé, mercredi à Rabat, une réunion du Conseil …

Laisser un commentaire