Sécurité pénitentiaire : Peut-on atteindre le modèle « prison safe » ? [INTÉGRAL]

Durant les cinq dernières années, les autorités pénitentiaires ont réussi à infléchir la tendance, autrefois ascendante, des infractions au sein des prisons. Des résultats honorables, mais beaucoup reste à faire.

En 2019, alors que la polémique autour des conditions de détention dans les prisons marocaines battait son plein, la Cour des Comptes publiait un rapport accablant sur la gestion des établissements pénitentiaires. De l’insuffisance des moyens à la surpopulation carcérale, en passant par des lacunes en matière de gouvernance, de gestion foncière ou encore d’audit, l’institution, alors présidée par Driss Jettou, pointait, noir sur blanc, les nombreuses défaillances de la Délégation Générale à l’Administration Pénitentiaire et à la Réinsertion (DGAPR), tout en formulant une série de recommandations pour améliorer la situation. Parmi les principaux sujets d’inquiétude figurait la sécurité à l’intérieur des établissements, qu’il s’agisse des violences entre détenus ou des conditions générales de vie. Cette problématique s’était imposée d’elle-même au regard de l’évolution préoccupante des chiffres sur la période 2012-2017 où le nombre d’infractions signalées au parquet était passé de 18.091 à 22.490. Sur cette même période, le taux moyen d’incidents disciplinaires enregistrés atteignait 30,40 %, tandis que celui des infractions portées à la connaissance du parquet culminait à 27,76 %.
 
La Cour a ainsi appelé, entre autres, la DGAPR à veiller à la mise aux normes des infrastructures sécuritaires, tout en œuvrant à la mobilisation des ressources nécessaires pour la satisfaction des besoins en moyens de contrôle électronique anti-intrusion au sein des établissements et mettre en place un programme préventif pour leur maintenance.
 
Ça se redresse, doucement…
 
Si les recommandations de la Cour des Comptes – autrefois vivement critiquées par Mohamed Saleh Tamek, qui pointait le manque de moyens pour atteindre les objectifs de gestion carcérale – semblaient difficiles à mettre en œuvre, le Royaume est parvenu, ces dernières années, à infléchir la tendance. La courbe, autrefois ascendante, s’inscrit désormais dans une dynamique de baisse. Selon le rapport d’activité publié lundi par la DGAPR, l’année 2024 a ainsi enregistré une diminution notable des infractions commises par les détenus et signalées au Ministère Public. Leur taux est passé de 14 % en 2023 à 13 % en 2024, et ce, malgré une augmentation de la population carcérale. En chiffres absolus, 13 602 infractions ont été recensées en 2024, contre 14.537 l’année précédente. La DGAPR affirme qu’elle a maintenu « une surveillance quotidienne de la situation sécuritaire dans ces établissements, ainsi que la prise immédiate des décisions afin de corriger toute anomalie, garantissant ainsi la sécurité des détenus, du personnel et des visiteurs ». Concrètement, les autorités ont procédé au renforcement de la surveillance et la mise en place de mesures de sécurité strictes à l’égard des détenus à tendance agressive et dangereuse. Elle assure également un suivi rigoureux des détenus appartenant à des catégories spéciales, avec un contrôle de leurs déplacements et infractions, ainsi que les sanctions disciplinaires prises à leur encontre.
 
Outre l’exécution de son programme de visites de terrain, l’Institution a entamé 20 opérations d’inspection, à la fois générales et partielles, dans certains établissements sous la supervision d’une commission centrale et avec le soutien des équipes de protection et d’intervention, contribuant ainsi à renforcer l’efficacité des mesures de sécurité mises en place. L’idée était de s’attaquer au noyau des situations qui causent des incidents.  Des précautions sécuritaires sont également mises en place, « telles que la surveillance, la garde, la fouille et le suivi, en plus du recours à la surveillance électronique fixe, mobile et portable dans les espaces communs des prisons, dans leur environnement extérieur ainsi que lors des opérations de sortie et de transfert des détenus », apprend-on de la DGAPR.
 
Traiter le problème autrement !
 
Ces opérations ont, certes, porté leurs fruits. Les infractions liées à la saisie d’objets prohibés ont augmenté, avec 1.044 cas signalés au parquet contre 936 en 2023. Parmi elles, 348 saisies ont eu lieu à l’intérieur des établissements, les autres provenant de colis postaux, de jets par-dessus les murs, ou découvertes chez des détenus revenant du tribunal, lors des visites ou chez les nouveaux arrivants. En revanche, les saisies de téléphones portables ont nettement diminué : 29 cas contre 83 l’an dernier, dont 17 à l’intérieur des quartiers de détention. Les saisies d’argent liquide ont également légèrement baissé, passant de 137 cas en 2023 à 114 en 2024, majoritairement lors des visites ou à l’arrivée de nouveaux détenus. Sauf que pour les experts, la garantie de la sécurité au sein des prisons ne commence pas au sein des établissements pénitentiaires, mais bien avant la condamnation du mis en cause. Dans ce sens, la Cour des Comptes avait appelé à se conformer aux règles de droit imposant la séparation catégorique des détenus selon leur situation pénale (en détention préventive, condamnés et contraignables pour des raisons civiles). Un avis partagé par la coordinatrice nationale de l’Observatoire Marocain des Prisons (OMP), Nadia Benhida, qui appelle à rationaliser les jugements selon les antécédents des mis en cause, leur situation sociale et mentale et la nature du délit qu’ils ont commis. « Une personne incarcérée pour un délit mineur ne devrait pas être mêlée à des individus condamnés pour des crimes graves. Au-delà du risque de transformer la prison en une véritable fabrique de délinquance, ce mélange engendre, souvent à l’insu de tous, des rapports de domination propices aux tensions et aux conflits », explique notre interlocutrice. D’où l’importance du recours aux peines alternatives, pomme de discorde entre les magistrats, les avocats et la tutelle. « Aujourd’hui, il y a des actes que la société ne perçoit plus comme des crimes comme c’était le cas avant. Je pense là à des actes qui rentrent dans le périmètre des libertés individuelles. Aussi, l’évolution du crime numérique et ses crimes sexuels nécessitent-ils de nouvelles réponses pénales », nous explique Jamila Sayouri, avocate au Barreau de Rabat.
 
Dans cette même logique, Nadia Benhida plaide pour la multiplication des journées portes ouvertes, afin de permettre aux magistrats de constater de visu les conditions dans lesquelles sont envoyées les personnes qu’ils jugent, et de mieux prendre conscience que tous les délinquants ne se valent pas. C’est dire l’ampleur des défis qui s’accroît avec l’approbation de la nouvelle loi régissant les prisons. « Les nouvelles attributions confiées à la DGAPR en vertu de la loi relative aux peines alternatives marquent le début d’une phase charnière qui exige un engagement sérieux, soutenu par l’allocation de ressources matérielles et humaines adéquates, et l’adoption de mesures structurelles et des changements au niveau de l’organisation, de la planification et de la mise en œuvre », selon Mohammed Tamek. Il s’agit également d’une phase qui exige que chacun assume ses responsabilités afin d’optimiser l’application des dispositions de cette loi.
 
Mohammed ARHRIB
 

 
 

3 questions à Nadia Benhida : « La sécurité en milieu carcéral ne se limite pas à la prévention des affrontements ou des agressions »
Comment évaluez-vous les efforts déployés par la DGAPR en matière de sécurité pénitentiaire ?

 

 

 Ces dernières années, la DGAPR a pris pleinement conscience de l’importance de renforcer ses partenariats, tant au niveau national qu’international, tout en intégrant davantage les acteurs de la société civile dans la mise en œuvre de ses programmes, notamment ceux dédiés à la réinsertion. Les résultats de cette nouvelle approche commencent à être visibles sur le terrain, à plusieurs niveaux. Le premier concerne les infrastructures avec l’ouverture de nouveaux établissements pénitentiaires, la finalisation de projets d’extension, de maintenance et d’entretien dans de nombreux sites, ainsi que le renforcement des équipements de sécurité. Parallèlement, des progrès significatifs ont été enregistrés dans des domaines essentiels comme la nutrition, l’hygiène ou encore les services médicaux.

Il est important de souligner que la sécurité en milieu carcéral ne se limite pas à la prévention des affrontements ou des agressions. Elle inclut aussi la gestion des risques liés aux incendies, aux inondations et à d’autres incidents majeurs pouvant survenir dans ce type d’environnement.

 

Les peines alternatives peuvent-elles constituer une solution pour améliorer la sécurité dans les prisons, surtout que la surpopulation carcérale est un vecteur d’agressivité ?

 

 

 Les peines alternatives sont certes une piste intéressante, mais elles restent insuffisantes à elles seules pour garantir un climat sécurisé dans les établissements pénitentiaires, d’autant plus que la surpopulation reste un facteur majeur de tensions et d’agressivité. Il est indispensable d’agir sur plusieurs leviers. Par exemple, multiplier les journées portes ouvertes à destination des magistrats leur permettrait de mieux appréhender les conditions de détention et de prendre conscience que tous les profils de délinquants ne sont pas comparables. La catégorisation des détenus est donc essentielle, d’autant que certains souffrent de troubles mentaux et devraient, en principe, relever du ministère de la Santé. Cela souligne la nécessité d’une approche interministérielle impliquant tous les départements concernés (NDLR : Justice, Santé, Emploi, Solidarité, entre autres) pour une gestion plus cohérente et plus humaine des établissements pénitentiaires. Il est également crucial de renforcer la sensibilisation des détenus. La prison ne doit pas être perçue comme une fin en soi. L’accompagnement des mineurs est ici particulièrement important. Il s’agit de les préparer dès maintenant à leur future réinsertion, en leur offrant un suivi socio-éducatif, psychologique et juridique, ainsi qu’un accès à des ateliers de réhabilitation.

 

Quelles sont, selon vous, les conditions d’une réinsertion réussie ?

 

 

La réinsertion est aujourd’hui reconnue comme un pilier fondamental de la loi 10-23. Cette législation prévoit la mise en place de programmes d’éducation, de formation professionnelle, d’activités de travail en détention et de soutien psychologique. Cependant, malgré ces avancées sur le plan réglementaire, la mise en œuvre reste fortement tributaire de la volonté locale et de la disponibilité des ressources humaines et matérielles. L’absence de partenariats structurés avec les acteurs économiques et sociaux constitue également un frein majeur au déploiement de ces mesures. Dans les établissements les plus surpeuplés, l’urgence sécuritaire prend souvent le pas sur les activités de réinsertion, reléguées au second plan. Ce constat doit aujourd’hui conduire à un engagement politique fort afin de transformer la réinsertion en réalité concrète et systématique, et non en simple principe d’affichage.

Lutte contre l’infiltration d’objets illicites : La DGAPR muscle son dispositif
La DGAPR poursuit ses efforts pour renforcer la sécurité et prévenir l’introduction d’objets illicites en milieu carcéral. Dans ce cadre, les établissements pénitentiaires sont progressivement dotés de scanners et de portiques de détection de métaux, dont la maintenance est assurée régulièrement pour garantir un fonctionnement optimal. En 2024, l’entretien de ces équipements s’est poursuivi dans le cadre de deux marchés portant sur 39 scanners répartis dans 38 établissements. Pour optimiser l’utilisation de ces dispositifs de détection, la DGAPR a également renforcé la formation de son personnel. Pas moins de 87 fonctionnaires ont ainsi bénéficié de sessions spécialisées au Centre National de Formation des Cadres de Tiflet, leur permettant d’acquérir une maîtrise professionnelle des équipements de sécurité. Dans le même esprit de consolidation du dispositif sécuritaire, plusieurs établissements ont été dotés de nouveaux matériels : boucliers de protection, sifflets, détecteurs de métaux portatifs, gants électroniques de différents types, ainsi que divers accessoires comme des porte-lampes, porte-clés ou porte-radios. Autant de mesures qui traduisent la volonté de la DGAPR de faire de la sécurité en milieu carcéral une priorité opérationnelle.

Mobilité des détenus : Gestion plus fluide et mieux encadrée
En 2024, la DGAPR a enregistré un progrès notable dans la gestion des transfèrements de détenus, avec 78 155 décisions émises. Cela représente une hausse de 3,49 % par rapport à 2023 et de 32,5 % par rapport à 2021. Cette évolution s’inscrit dans un contexte de forte augmentation de la population carcérale, nécessitant un encadrement plus rigoureux des mouvements de détenus. Depuis 2021, l’adoption d’un logiciel dédié a permis d’optimiser le traitement des dossiers, en phase avec la stratégie de digitalisation de l’administration pénitentiaire. La majorité des décisions prises en 2024 concernait l’exécution des jugements, représentant 69% du total. Viennent ensuite les transfèrements motivés par la participation à des activités ou des programmes de réinsertion (5 %), ainsi que les déplacements pour raisons sécuritaires ou sanitaires (1 %). Parallèlement, 19 799 détenus ont été maintenus dans leur établissement d’origine, soit 25 % des décisions, en tenant compte de critères spécifiques tels que l’expiration imminente de la peine, la poursuite de formations ou d’études, ou encore des considérations sociales et médicales, notamment l’âge avancé ou des problèmes de santé. La DGAPR souligne que ces avancées participent à la fois au renforcement de la sécurité et à une meilleure prise en compte des besoins individuels des détenus.

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